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qu’avec le pouvoir, on finirait bien par avoir le blé. Question de force, Machtfrage. L’Allemagne s’y reconnaissait.

Cependant, traiter avec l’Oukraine, même avec une seule Oukraine, c’est plus aisé à dire qu’à faire, pour la raison majeure que l’Oukraine n’existe pas, et n’a jamais existé autrement que comme expression géographique. Il faut savoir ce qu’on a devant soi : or, personne ne le sait. Comme ce royaume de Pologne, récemment inventé par les chancelleries de Berlin et de Vienne, et qui reste dans un perpétuel devenir, l’Oukraine, en tant qu’État, aurait tout, si elle avait des frontières. Mais elle n’en a pas ; ce n’est par conséquent qu’une souveraineté vague et ambulante qui ne se fixe pas sur un domaine défini; et elle en garde quelque chose de fictif. « Le nom polonais Oukraïna, remarquait M. J. à Schnitzler, en 1835, est dérivé de ces deux mots : Ou Krainê, « sur la frontière,  » et son usage général date du temps de la conquête de Kieff par les Lithuaniens, où ce territoire formait, en effet, l’extrême limite du côté des Tatares et d’autres tribus nomades. Il ne comprenait alors, à vrai dire, que les palatinats de Kiiow, de Czerniechow et de Braclaw, mais on lui donna bientôt une signification plus étendue, en comprenant aussi sous ce nom les steppes méridionales et toute la Pologne transborysthénane; et, depuis le règne d’Alexis Mikhaïlovitch, on divisa l’Oukraine en Oukraine russe et en Oukraine polonaise. Nous ne serions pas moins embarrassés que pour la Petite-Russie s’il fallait décrire d’une manière positive les limites de ces deux territoires : les limites naturelles leur ont manqué, et celles qu’on leur a assignées à différentes époques n’ont jamais eu un caractère d’authenticité. »

On le voit, la difficulté n’est pas mince ; elle est de celles qui rendent scabreux de contracter union: il y a doute sur la personne. Mais ce n’est pas la seule. Les Empires du Centre ne peuvent guère, semble-t-il, traiter avec l’Oukraine, particulièrement avec la Rada de Kieff, sans rompre avec les bolcheviks de Pétrograd. Une fois leur parti pris de ce risque de rupture, que de contestations, de chicanes et peut-être de conflits ils se préparent ! Un des inconvéniens des pays sans frontières est que les populations n’y sont pas bien tranchées, qu’elles se mêlent, s’enchevêtrent et s’embrouillent. Il y a des Polonais en Oukraine, et il y a des Ruthènes en Galicie. L’Allemagne et l’Autriche auraient ainsi à faire ensemble, à cause de la Pologne et de l’Oukraine; l’Autriche et l’Oukraine, à cause des Ruthènes de Galicie; l’Oukraine, l’Allemagne et l’Autriche, à cause des Polonais de