Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/912

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

arrêt depuis trois jours. On pouvait continuer par le boyau, qui suit le fond de la vallée ; mais je me méfiais des gaz. Je préférai prendre par la côte, dans le bled, à travers les batteries, au hasard de tomber dans un tir ; j’en serais quitte pour un détour. Le docteur trouvait plus sûr de prendre le boyau. Nous nous séparâmes. Je ne l’ai plus jamais revu.

« Moi, j’allais tel qu’en songe, avec une facilité surprenante, sans rencontrer âme qui vive, comme à travers un astre éteint. Sauf un tir lointain sur Thiaumont, pas un bruit : quel silence ! Ah ! les Boches pouvaient s’épargner la peine de tirer ! A quoi bon’ ? Tous leurs coups seraient tombés sur le néant. Ce n’étaient qu’affûts fracassés, roues brisées, un carnage de chevaux éventrés pêle-mêle avec leurs caissons, une destruction, un ravage béans ; et, au milieu de ce monde mort, une image que je n’oublierai jamais : deux artilleurs, deux spectres, avec des mines de revenans, servaient une pièce, leur dernière pièce de 75 ; noirs, suans, les cheveux en salade, chemises ouvertes, bras nus, près d’une pyramide de douilles, les yeux hors de la tête, comme des démons, ils tiraient, ils tiraient au milieu des ruines de leur batterie ; ils tiraient sans pointer, sans ordres, sans corrections ; ils tiraient, — sur quoi ? dans la lune ! et chargeaient, feu ! rechargeaient, comme des damnés ou comme des brutes. Je pense qu’ils étaient devenus fous. C’est la dernière vision que j’ai emportée de la bataille : je n’ai jamais rien vu de plus approchant de l’enfer… »


III

Ici le colonel s’arrêta en fermant les yeux, comme s’il y cherchait encore l’image de cette scène. Cela ne dura que quelques secondes. Puis il reprit, avec une expression nouvelle :

« Vous est-il arrivé de quitter Paris un soir de janvier ? Vous laissez derrière vous la boue, la neige fondue, les noirceurs sales des avenues qui conduisent à la gare, et qui ont déjà des tristesses excentriques de banlieue. Ce sont les dernières visions que vous emportez avec vous. Le lendemain, en ouvrant les yeux, c’est la lumière, l’éclatante joie d’une aurore provençale, le soleil du Midi sur le château des Papes, c’est Marseille, c’est Hyères, c’est la mer bleue qui baigne Naples, l’Orient. Une nuit sépare l’hiver de l’éternel printemps.