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Némésis[1]


Première partie

I. — Propos de cercle, à Paris

Quand Ludovic Courtin, — le « beau Courtin » comme on l’appelait en 1880, « Courtin le Teint » ou « Tin-Teint » tout court, comme on l’appelle aujourd’hui, à cause de ses savantes préparations capillaires, — annonça au cercle de la rue Royale le départ pour l’Italie de son fils unique, le capitaine, revenu depuis une semaine d’une expédition de deux années en Mauritanie, ce fut, autour du père ainsi délaissé, un concert de sympathies et de lamentations. Courtin avait annoncé la nouvelle en s’asseyant, comme d’habitude, sur le coup de six heures du soir, à sa table de bridge, dans le coin à droite, au fond du salon en retour sur la place de la Concorde. Tandis qu’il allongeait, avec lenteur et prudence, ses jambes rhumatisantes, et calait dans le fauteuil son échine raidie, ses trois camarades de partie demeuraient apitoyés, sans toucher aux cartes :

— Oui, insistait-il, Hugues a pris le rapide de Rome, hier, à deux heures de l’après-midi, et il m’a prévenu le matin ! Il sait que je suis seul au monde… pas bien portant… — Il tendit sa main, déformée, par les douleurs, en faisant craquer ses jointures. — Je me faisais une joie de passer avec lui cette fin de printemps, si jolie à Paris, et de fêter sa croix d’honneur, ici, aux courses, au théâtre, un peu partout… — On était au mois de

  1. Copyright by Paul Bourget, 1917.