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sanglots étouffaient presque sa voix. Après un moment de silence, il reprit :

— Pardon, mon cher comte, je sais que devant un ami je puis épancher mon âme, lui en laisser voir toutes les souffrances, sans craindre qu’il m’accuse de faiblesse. Je vous le répète, je vous dois le premier moment de soulagement que j’aie encore éprouvé. Au reste, mon âme est profondément attristée, mais n’est point abattue, et surtout elle ne doit point le paraître aux yeux de la nation à laquelle je suis fier de commander. Je sais que rien ne peut me mettre à l’abri du fer d’un assassin ; le rôle d’un souverain est de le braver ; mais je ne crains point les conspirateurs. Je pressens tous mes devoirs, je les connaîtrai promptement et saurai les remplir ; mais, dans l’intimité, je puis avouer la pesanteur du fardeau dont le Ciel vient de me charger. A vingt-neuf ans, mon cher comte, il est permis, surtout dans les circonstances où nous sommes, d’être effrayé de la tâche que je n’ai jamais pu croire devoir m’être imposée, et à laquelle, par conséquent, je ne me suis pas préparé. Je n’ai jamais rien demandé au Ciel avec plus de ferveur que de ne pas me soumettre à cette épreuve. Sa volonté en ordonne autrement ; je tâcherai de ne pas me trouver au-dessous des devoirs qu’elle m’impose. J’aurai de la clémence ; j’en aurai beaucoup ; peut-être trouvera-t-on que j’en ai trop. Cependant, les chefs et les instigateurs du complot qui vient d’éclater seront traités sans pitié, comme sans miséricorde. Les lois prononceront leur châtiment, et ce n’est point pour eux que j’userai du droit que j’ai de pardonner ; je serai inflexible, cet exemple est dû à la Russie et à l’Europe. Mais je ne puis assez vous le dire, mon cœur est déchiré, et sans cesse j’ai sous les yeux l’affreux spectacle qui a signalé le premier jour de mon avènement au trône.

L’Empereur ayant cessé de parler, La Ferronnays lui dit :

— Il me semble, Sire, que ce triste souvenir doit être adouci par celui des nombreux actes de dévouement et de fidélité dont Votre Majesté a reçu des prouves si touchantes durant cette journée mémorable.

— Je ne les oublierai jamais, déclara l’Empereur.

— En apprenant ces événemens, ajouta La Ferronnays, et à l’idée des dangers auxquels Votre Majesté a été exposée, l’Europe frémira ; mais elle sera pénétrée d’admiration en constatant que le prince qui vient de s’asseoir parmi les souverains a su,