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couronne, la confiance et l’amitié, et c’est l’ami qui avait voulu s’épancher librement dans le cœur d’un ami. Il l’attirait à lui, l’embrassait, le faisait asseoir à son côté et après lui avoir rappelé combien il l’aimait, il lui faisait l’aveu de la douleur qui survivait dans son âme au drame poignant du 26 décembre.

« Personne, excepté vous peut-être et ma femme, ne peut comprendre le mal affreux que me fait et me fera, toute ma vie, éprouver le souvenir de cette horrible journée. Mes jours heureux sont finis, mon cher La Ferronnays. Je savais d’avance tout ce que pouvait avoir d’accablant le poids d’une couronne ; et Dieu m’est témoin que je repoussais de tous mes vœux celle que des circonstances inouïes me forcent d’accepter. Cependant, les misérables qui ont ourdi ce détestable complot me mettent dans la nécessité de me conduire comme si mon intention eût été de l’arracher à celui à qui elle appartenait.

« Je sais que bien des gens blâmeront la précipitation avec laquelle je me suis conduit au moment où j’ai appris la nouvelle de la mort de l’Empereur. Ce qui s’est passé semble en effet condamner mon empressement à reconnaître mon frère Constantin. Mais j’en atteste le Ciel, et je vous le jure sur mon honneur, je n’ai écouté que la voix de ma conscience. J’ai cru et je crois encore que, si mon frère Constantin eût voulu avoir égard à mes instantes supplications et se rendre à Pétersbourg, nous aurions évité la scène terrible dont vous venez d’être témoin, et le danger dans lequel elle nous a mis pendant quelques heures. Il n’a pas cru devoir céder à mes prières. L’impossibilité de rendre immédiatement public ce qui se passait entre lui et moi, la nécessité de faire cesser la longue et dangereuse incertitude dans laquelle était le public, m’ont forcé alors d’accepter le trône. Mais les conspirateurs ont cru qu’ils avaient trouvé à la fois l’occasion et le moyen d’agir. Ils ont eu l’art de faire croire à une désunion entre mon frère et moi. Ils ont peint ma conduite sous les couleurs les plus odieuses. Ce n’est qu’à force de calomnies et en persuadant aux soldats que le souverain auquel les liait leur premier serment était prisonnier et leur confiait le soin de sa vengeance, que l’on est parvenu à en égarer quelques-uns. Et voilà surtout ce qui, lundi dernier, rendait ma position mille fois plus horrible que je ne puis vous le dire. »

Les larmes de l’Empereur coulaient avec abondance et les