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conjurés de Moscou, de Varsovie et d’ailleurs, ne pouvant avoir connaissance de ce qui se passait à Pétersbourg, ne feraient aucun mouvement, tandis que, pour assurer le succès de la conspiration, il fallait que les mesures fussent concertées de manière que l’explosion fût générale et spontanée. Si le coup de main que l’on voulait tenter venait à échouer, tout serait découvert, et les conjurés seraient arrêtés dans tous les coins de l’Empire avant d’avoir pu agir.

Heureusement pour la Russie et pour le nouvel Empereur, cet avis d’une incontestable sagesse ne prévalut pas. Parmi les chefs, tous convaincus que la disparition du tsarisme, en anéantissant l’autocratie, assurerait la régénération du peuple russe, il y avait des hommes plus exaltés que réfléchis, plus pressés que prudens. Trompés par l’exemple de la dévolution française, ils croyaient qu’il suffirait de l’imiter, et de terroriser la Russie pour la conduire à la liberté. Ils devaient bientôt se convaincre de leur erreur et l’expier cruellement. Lorsqu’après l’écrasement de l’insurrection et leur condamnation, on en conduira cinq à la potence, l’un d’eux, Relejeff, reconnaîtra que la fougue de son patriotisme et l’amour de son pays l’ont peut-être trompé ; un autre, Pestel, sera plus affirmatif encore : « Ma faute a été de vouloir récolter la moisson avant les semailles. » Mais l’état d’âme que trahissent ces aveux tardifs n’existait pas au moment où s’imposait la nécessité de prendre une résolution.

Troubetzkoï, que, vu sa naissance et son rang à la cour, on s’étonne de rencontrer dans cette aventure révolutionnaire, n’avait ni l’éloquence ni l’énergie de ses contradicteurs. Son opinion, mal défendue, fut dédaigneusement écartée, et celle des gens dont il était devenu le complice adoptée avec enthousiasme. « Liés par un premier serment, disait-on, les soldats croiront remplir leur devoir en refusant le nouveau qu’on leur demandera, et, quand ils se seront compromis, nous les mènerons où nous voudrons. » C’est sur ce fragile espoir que s’embarquent ces malheureux.

Dès le matin du 26 décembre, ils se sont répandus dans les casernes, débauchent par leurs mensonges les soldats que l’ignorance rend crédules et faciles à séduire, et entraînent au dehors le régiment dit de Moscou, les grenadiers de la Garda et les équipages de la flotte. Ces troupes se réunissent sur la