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au camp, fait chanter son moteur. Il descend du ciel sur la cadence de l’Air des lampions. Tous les hangars voisins sont avertis. Et aussi tous les cantonnemens, tous les entrepôts, tous les dépôts, tous les abris, toutes les ambulances, toutes les gares, enfin toutes ces villes disséminées qui représentent les arrières d’une armée. Or, le moteur, cette fois, a chanté, avec tant d’insistance que chacun, le nez en l’air, a écouté et interprété :

— Notre Guynemer a fait des siennes.

Déjà l’aventure courait de bouche en bouche. Il y a toujours des gens pour voir et des gens pour porter les nouvelles. Ce n’était pas un avion qu’il avait flambé, mais bien deux, l’un sur Corbény, l’autre sur Juvincourt. A peine était-on d’accord qu’il fallait se garer d’un troisième appareil qui dégringolait en flammes sur Courlandon, près de Fismes. Celui-là, tout le monde le vit, car tout le monde crut le recevoir sur la tête. Il tombait en plein dans les rassemblemens. Et le moteur qui chantait informa la foule du nom du vainqueur.

Mais voici qu’à la tombée du jour le moteur chante encore. Ah ! par exemple, c’est incroyable ! Une, deux, trois, quatre victimes. Quatre avions morts en une journée et par le fait d’un seul pilote ! De mémoire de fantassin, d’artilleur, d’homme du génie, de territorial, d’Annamite, de nègre, cela ne s’est jamais vu. Et des gares, des ambulances, des abris, des dépôts, des entrepôts, des cantonnemens, part cette soirée de mai où le couchant se prolonge, tout ce qui manie la pelle, la pioche, le fusil, tout ce qui pose des rails, décharge des wagons, empile des caisses, casse des cailloux, tout ce qui panse des blessés, drogue des malades, porte des morts, tout ce qui travaille, tout ce qui se repose, tout ce qui mange, tout ce qui boit, tout ce qui vit en un mot, marche, court, se presse, s’agite, se précipite, prend le chemin du camp, franchit les clôtures, envahit les hangars, contemple les oiseaux rangés, dérange les mécaniciens, réclame Guynemer. Une ville est là qui heurte les bois et les toiles des baraques.

— Guynemer dort, a dit quelqu’un.

Alors, sans protestations, sans vacarme, sans paroles, sans bruit, cette foule s’écoule, s’éloigne, se disperse, se perd dans les champs, s’enfonce dans la nuit qui vient, va reprendre sa place dans les vallonnemens qui bordent le champ de bataille. Tel fut le soir de la plus grande victoire aérienne.