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ressource des dunes, hautes quelquefois de cent mètres, où les obus sont neutralisés par la mollesse même de la couche sablonneuse. Là, c’était encore la guerre de taupes. Ici, où l’eau couvrait tout, à l’exception des chaussées, des digues et de ces petites bosses de terrain appelées clyttes ou pacauts et dues à l’affleurement de l’argile dans les parties hautes des prairies[1], c’était une lutte d’amphibiens, une batrachomyomachie en action, « la guerre des grenouilles, » comme l’appelaient déjà les gentilshommes du grand Roi qui nous avaient précédés dans ces marécages. L’histoire, une fois de plus, allait se répétant…

La compagnie des chasseurs était en retard et quelques minutes précieuses furent perdues aux Cinq-Ponts à l’attendre. Cependant, le jour n’était pas encore levé quand les deux troupes d’attaque parvinrent aux tranchées de première ligne, établies à l’embranchement des routes de Saint-Georges et de Ramscapelle. Elles ne s’y arrêtèrent pas et prirent aussitôt la formation en colonne par un, les marins à droite, les chasseurs à gauche. Il ne pleuvait plus, mais le ciel restait chargé. « Temps couvert, » disent les carnets. Le shoore dormait dans la brume. L’ennemi aussi. On n’avançait cependant qu’avec prudence et en tâtant le terrain. Il y a peu de maisons le long de cette chaussée de Nieuport à Mannekenseere et, tapies dans la dépression, c’est à peine si leur faîte atteint le niveau de la chaussée. L’une des premières qu’on rencontra, accotée au remblai, plongeait dans l’inondation où elle a fini par s’écrouler complètement. Cette maison sans histoire et que ne blasonnait pas encore l’os frontal de bovidé encastré au-dessus de sa porte comme à l’entrée d’une hypogée égyptienne, portait simplement jusque-là, sur nos cartes, le nom de maison K. Devant elle, sur la route, s’étalait un cadavre de vache affreusement gonflé par les gaz de la fermentation. On n’avait pas le loisir pour l’instant d’en débarrasser le paysage et longtemps ses émanations obsédèrent nos marins : d’où le nom de Poste de la Vache-Crevée qui fut donné à la bicoque, quand le commandant de Jonquières s’y installa[2]. La maison, d’ailleurs,

  1. Raoul Blanchard, La Flandre.
  2. D’après M. Georges Le Bail (la Brigade des Jean Le Gouin), c’est lady Dorothée Feilding, l’héroïque et gracieuse ambulancière de la Croix-Rouge anglaise, qui aurait « baptisé ainsi cet affreux coin de terre, » où elle visitait fréquemment nos marins.