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vos vues. Je n’oublie pas plus que vous ne le faites, que l’un des premiers j’ai apporté ma pierre dans les fondations de cet édifice de la Revue. Dès que j’aurai écrit un nouveau travail qui pourra lui convenir, je vous l’enverrai et la suite de Stello ne tardera pas à paraître, si la santé de Mme de Vigny continue à se raffermir comme j’en ai l’espoir.

« Mille remerciemens et mille amitiés.

« ALFRED DE VIGNY. »


La maladie de Mme de Vigny, après celle de sa mère, l’inquiétait. « Je lutte en vain contre la fatalité, disait-il à la fin de sa vie, j’ai été garde-malade de ma pauvre mère, je l’ai été de ma femme pendant trente ans, je le suis maintenant de moi-même[1]. »

Mme de Vigny, la femme du poète, était fort obèse dans son âge mûr. On me dit qu’elle était d’un esprit assez ordinaire ; mais Vigny lui témoigna toujours une déférence et un respect profonds : il écoutait religieusement ses moindres propos, Quand elle tomba malade, il ne laissait à personne le soin de la transporter dans les bras, d’une chambre à l’autre. Ce respect pour les femmes, ces façons un peu cérémonieuses même qu’il prenait volontiers avec elles, c’est un des traits de caractère du poète. Ainsi, quand sa filleule, qu’il aimait tendrement, eut cinq ans, il cessa de la tutoyer : il lui baisa la main, plutôt que de l’embrasser comme il l’avait fait jusque-là ; l’enfant, très choyée d’autre part, demeura interdite : dès lors son parrain lui imposa.

Même dans sa jeunesse, cérémonieux, silencieux, déférent, tel est Vigny avec les femmes. Ainsi l’avait élevé sa mère, et le petit carnet si précieux qu’elle lui remit lorsqu’il s’engagea en 1814, est rempli de conseils plus austères que tendres : « Que mon fils gagne lui-même ses grades : ni son père, ni moi, ne ferons rien pour l’y aider. » Je cite de mémoire, mais tel est à peu près le texte de l’un des avertissemens de Mme de Vigny à son fils. Pourtant, le dévouement de ce fils fut extrême ; on se rappelle les tendres soins qu’il prodigua si longtemps à sa mère malade, et son désespoir devant ce lit de mort : son Journal en témoigne : « Quand son sang coule, mon sang souffre ; quand

  1. Le Journal d’un poète.