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formé ni dégagé, la Revue avait plutôt le caractère d’un magazine. Cette lacune se faisait quelquefois sentir, et l’on cherchait à y pourvoir ; mais de telles doctrines, pour être tant soit peu solides et réelles, de telles affinités, ne se créent pas de toutes pièces, et l’on attendait[1]. » Petit à petit ces lacunes furent comblées. F. Buloz y veilla : il veillait à tout.

Lorsque je regarde le buste que le sculpteur Guillaume a exécuté du fondateur de la Revue, figure imposante et même un peu terrible, je ne puis m’empêcher de penser qu’il était l’homme de son œuvre, et que son être donnait l’impression vivante de la volonté la plus énergique. François Buloz était grand, et d’allure robuste. Sans cesse penché sur une tâche fatigante, il fut de bonne heure voûté. Sa forte carrure, son visage rasé, en faisaient le type du Savoyard solide : il semblait taillé pour vivre vieux, occupé dans les champs, à surveiller les moissons… Mais voilà, que le hasard malicieux avait fait de lui un homme de bureau et d’étude, un travailleur assidu des choses de la pensée. Car c’était avant tout un travailleur : tout ce à quoi il a touché, il l’a étudié avec conscience et passion. Bourru, silencieux, et peut-être timide, il était singulièrement pénétrant, et comme il était dur pour lui-même, il n’admettait chez les autres ni fatigue, ni découragement.

Comme presque tous les observateurs, il avait l’esprit mordant, et il trouvait le mot juste, peignant si bien ce qu’il veut peindre, que le mot reste ensuite comme un surnom. Peu d’hommes ont eu plus de querelles et de procès, ont déchaîné plus de tempêtes, et cela d’autant mieux que son œuvre grandissait, et que sa revue devenait moins accessible. De quels sobriquets ne l’a-t-on pas gratifié à son tour ! Il fut l’ « Ours de la Revue ; » Philarète Chasles, — à qui, plus tard, il fit un procès, — l’appelait le « Paysan du Danube, » Mme Quinet, le « madré Compère. » (Quel ami il fut pourtant pour son mari, pendant ses longs jours d’exil ! ) On a fait sur lui des quatrains et des quolibets sans nombre, peu lui importait ! Epigrammes et railleries, il les négligeait quand il ne préférait pas les ignorer : il ne se révolta que lorsqu’il fut trahi, ou calomnié. D’un caractère entier, assez redoutable en somme, il fut discuté, il fut aussi détesté, mais il eut des amis délicieux, qu’il garda jalousement.

  1. Sainte-Beuve, La Revue en 1845.