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je compte sur vous pour servir à mon état-major. Mandez-moi si cela vous convient. » Antoine Buloz n’avait jamais tenu l’épée, ni enfourché un cheval, que je sache ; il est vrai que personne ne s’avisait de ces détails.

L’année même où François Buloz termina ses études, il entra pour vivre dans une fabrique de produits chimiques, une fabrique située en pleine Sologne, et qui n’appartenait pas à un chimiste, ni à un ingénieur, mais à M. de Jouy, qui, je pense, la commanditait.

Joseph Etienne, dit de Jouy, ancien engagé dans les troupes de la Guyane française en 1781, ancien sous-lieutenant d’artillerie aux Indes en 1787, ancien capitaine de l’armée du Nord en 1790, suspect et émigré en 1793, académicien en 1815, fit du libéralisme pendant la Restauration, et fut maire de Paris pendant la révolution de Juillet ; auteur de la Vestale, que Spontini illustra, il écrivit Sylla et l’Ermite de la Chaussée-d’Antin, enfin il fut orléaniste, journaliste, librettiste, polémiste, auteur dramatique, et chimiste ! Que de surprises dans une telle existence ! Jouy remplaça Parny à l’Académie française[1], et, s’il écrivit des vers moins légers que ceux de son prédécesseur, il fit bon nombre de livrets dont la lecture n’est pas indifférente. En collaboration avec Hippolyte Bis, notamment, il écrivit le livret de Guillaume Tell, et commit ces vers terribles :


Aux reptiles je l’abandonne,
Et leur horrible faim lui répond d’un tombeau.


Il faut lui rendre cette justice, M. de Jouy se lamentait en lisant ces vers, et disait : « Et ils sont signés Jouy ! ah ! le scélérat[2] ! » Ceci à l’adresse de son collaborateur.

François Buloz, chimiste, ne réussit guère, et ce premier essai dura peu ; le jeune homme revint à Paris, suivit les cours du professeur Thénard, — encore la chimie, — à la Sorbonne, et apprit l’anglais, avec une grammaire et un dictionnaire.

Mais M. de Jouy, qui s’intéressait décidément à ce jeune Savoyard, travailleur entêté, lui trouva un emploi à la Biographie nouvelle des contemporains[3], publication dont il s’occupait

  1. M. Empis lui succéda.
  2. E. Legouvé, Soixante ans de souvenirs, t. I.
  3. Biographie nouvelle des Contemporains ou Dictionnaire historique et raisonné de tous les hommes qui, depuis la Révolution française, ont acquis de la célébrité, par MM. Arnault, A. Jay, E. Jouy, J. Norvins et autres hommes de lettres, magistrats et militaires.