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en Claude Bersier, la « triomphatrice, » au sens littéral du mot et sans ironie aucune. Les débutantes de lettres viennent la consulter, lui soumettre leurs productions informes, et lui demander sa bénédiction. Elle se prête de bonne grâce à ces inévitables corvées qui sont encore un hommage. Elle trouve à ses jeunes confrères beaucoup de talent et leur promet le plus bel avenir. On la visite, on la complimente, on l’adule et, ce qui est surtout flatteur, on l’interviewe. C’est plein de journalistes et on marche sur les romanciers, dans le somptueux appartement de cette romancière. Elle gagne beaucoup d’argent, exactement dix fois ce que gagne son mari dans le bureau où il est employé. Ce mari, dans la vie de Claude Bersier, c’est l’ombre au tableau. Intelligence bornée, esprit vulgaire, caractère grincheux, il en veut à sa femme de tout le talent qu’il n’a pas et l’accable de ses sarcasmes : mais il faut des ombres aux tableaux les plus lumineux, et chacun sait qu’au char du triomphateur les anciens avaient attaché un esclave chargé de le rappeler à la réalité des choses. En fait, ce pauvre homme de mari rend à son illustre femme le plus grand des services : et c’est de rester son mari. Il sait, comme tout Paris le sait, et comme d’ailleurs elle ne s’en cache pas, qu’elle a un amant : il accepte la situation. Ainsi il lui conserve un foyer, il lui épargne les déchéances de la vie de bohème, il lui fait une respectabilité. Cela vaut bien le petit désagrément, que d’ailleurs je ne méconnais pas, des propos continuellement acerbes et des sempiternels coups d’épingle. Ce mari désobligeant, et, si vous voulez, ce mari odieux est quand même un bon mari.

Incomprise à son foyer, Claude Bersier a cherché dans l’adultère de justes compensations. Elle les a trouvées, ayant pris pour amant celui-là même qu’un décret nominatif de la Providence a désigné pour cet heureux destin. La grande romancière Claude Bersier se devait à elle-même de n’avoir pour amant que Sorrèze le grand romancier. La merlette blanche a trouvé le merle blanc. C’est le bonheur parfait, spécialement réservé aux célébrités de la littérature. Nous avons sous les yeux un touchant exemple de ces joies refusées aux amans qui ne sont pas romanciers. Claude Bersier et Sorrèze ont fait, chacun de son côté, un roman, et ils le publient le même jour ! Sorrèze n’a d’yeux que pour l’enfant de Claude Bersier, et Claude ne fait de vœux que pour la dernière production de Sorrèze. Ainsi voguent en plein ciel ces parfaits amans… Je ne ferai, au sujet de ce premier acte, qu’une remarque : c’est qu’il y est Darlé bien souvent