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diversité possible, Spitteler a fait de Poséidon le plus joyeux des matamores, le plus réjouissant des tranche-montagne, dont les burlesques aventures n’altèrent jamais la bonne humeur. Aphrodite, enfin, déesse de la beauté et du plaisir, est, de toutes ses figurés, la plus vivante, la plus chaude, la plus folle, celle qui promène à travers le ciel et la terre la plus débordante et plus animale joie de vivre.

Sur tous ces dieux pèse une destinée, la loi d’airain du roi Ananké[1], « celui qui contraint parce qu’il est contraint » (der gezwungene Zwang). Le poème retrace une grande crise métaphysique : la fin du règne de Kronos, l’aurore du règne de Zeus, le Printemps Olympien. Événemens mythiques qui ne seraient pas assurés de nous toucher si nous n’y lisions en même temps la brillante allégorie de toute vie morale supérieure : depuis l’inconscience grise de la vie végétative jusqu’aux régions de l’héroïsme conscient, de la lutte, du sacrifice, de la victoire, du bonheur conquis. Toute la première partie retrace l’ascension des jeunes dieux vers l’Olympe où les attend Héra, la reine-vierge qu’il faudra conquérir de haute lutte ; c’est un prétexte à magnifiques descriptions épiques et pittoresques : forteresses et bastions du monde souterrain, voûtes sonores de l’Erèbe où veillent, comme chez Dante, des centaures et des géans ; prairies voilées de brume, étangs muets couverts de cygnes, d’où émerge le palais d’Hadès entre les ormes ; paysages qu’on dirait hollandais, routes droites entre les peupliers, canaux rectilignes bordés de bouleaux et de saules, région du Styx où les sept dangers infernaux guettent les voyageurs, rencontre du roi Kronos, détrôné, sur son cheval noir qui croule avec lui dans l’abîme, tunnel rocheux qui mène du monde d’en-bas à celui d’en-haut. L’ascension du mont du matin emprunte à des souvenirs précis d’alpiniste sa fraîche couleur, ses parfums sylvestres, ses bruissemens d’ailes ou de feuilles froissées, le fracas de ses cascades écumantes. Voici les forêts traversées de moraines pierreuses, les hautes futaies et leur silence, la prairie et son banc rustique auprès de la fontaine à deux goulots dont l’un verse « l’eau de contre-cœur ; » plus haut, les pâturages

  1. Spitteler se joue plaisamment de la mythologie traditionnelle ; il donne à ce roi le nom féminin de la fatalité. De même, Hadès, Pluton et Pluto sont chez lui trois personnages distincts, dont le dernier est un chien ; Psyché une bergère simple d’esprit, etc.