Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/652

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de souffrir tous ces maux, s’il en résulte une possibilité de vie noble et de fécondité artistique. Le mythe de la Reine sévère et d’Imago, c’est encore le mythe de Prométhée et de son âme, l’épopée chevaleresque du papillon et de sa « belle Dame, » le conte du capitaine Chanteur et de son page Fier-Orgueil. C’est une transposition, et des plus légitimes, du thème éternel de tous les romans courtois où le paladin meurt pour sa Dame et lui rend grâces. La moitié au moins des Ballades sont inspirées du même motif, l’un des plus constans qui soient chez Spitteler : le héros qui préfère au bonheur paisible quelque grande aventure, donne, en souffrant pour son idée, et en mourant pour elle, la plus haute preuve de sa liberté. Et par cette liberté conquise, il retrouve la joie, au fond du plus amer calice.

Joie paradoxale, qui jaillit au sein des circonstances les plus hostiles. Imago trace une caricature impitoyable de la petite ville suisse-allemande, avec sa bourgeoisie confortable et industrieuse, qui se réunit le soir au cercle de l’Idealia afin de se distraire et de s’orner l’esprit en écoutant de la musique et des conférences. Rien n’échappe à la sensibilité surexcitée de Victor-Spitteler, condamné à cet « enfer de la bonhomie » (Hölle der Gemütlickeit) : ni la banalité des conversations, ni la sottise des engouemens de coterie, ni la nullité bavarde et gourmande des femmes, ni les creuses déclamations sur les bienfaits de l’école primaire, la beauté des Alpes ou le patriotisme fédéral. Si grand est cependant l’empire exercé sur lui par Theuda, que Victor essaye de s’apprivoiser à l’Idealia : on le rencontre à tous les concerts, aux conférences sur « l’amour chez les anciens Germains » et autres sujets « intéressans ; » il consent à tenir un rôle d’ours dans un petit à-propos en vers. Puis, sautant à l’autre extrême, il use de brutalité voulue, de paradoxes blessans, d’insultes à ce qu’on doit respecter le plus au monde : la patrie et la ville natale, la famille et la religion, la poésie et l’art. Il n’arrive même pas à émouvoir l’honnête femme, médiocre, mais heureuse, qu’est en réalité sa princesse de rêve. Après les scènes les plus ridicules, les plus humiliantes, il faut en venir à un départ presque ignominieux. Ainsi la prose a vaincu la poésie, la vie banale a triomphé du rêve ? Non, car tandis que Victor, livré à de sombres pensées, regarde le paysage familier disparaître aux portières, deux consolations lui restent : le manuscrit, né de sa souffrance, et qui dit la gloire