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chrétien qui avait commencé de l’oublier. Il avait des façons impétueuses, uniques, de dire aux Papes successifs ce que le Christ et le siècle commandaient, sans qu’il y eût de temps à perdre. Pie IX, dès 1868, le nommait délégué apostolique du Sahara et du Soudan : un par un, quelques catéchumènes s’y conquéraient ; mais le regard de l’archevêque s’enfonçait plus avant. Des Pères Blancs, en avril 1878, gagnèrent lentement, par Zanzibar, la région des Grands Lacs. « Seules les contrées barbares de l’Afrique, disait Lavigerie dans sa cathédrale d’Alger, n’avaient pas entendu la bonne nouvelle. Mais les voici qui viennent, ces conquérans pacifiques, n’ayant pour armes que leur voix, pour ambition que de porter la vie dans cet empire de la mort. »

Sur le Tanganika, sur le Nyanza, la vie chrétienne s’implanta. L’Ouganda fut pour elle un sol miraculeux : d’année en année, les baptêmes s’y chiffraient par dizaines de milliers. Un jour le roi voulut la déraciner : cent quarante noirs répondirent que pour le Christ ils voulaient mourir, et de leur martyre jaillirent de nouveaux flots de vie. Les missions équatoriales des Pères Blancs avaient il y a quatre ans près de 240 000 néophytes et près de 115 000 catéchumènes.

L’héroïque prestige des martyrs de l’Ouganda et l’éloquence vagabonde du cardinal Lavigerie amenèrent l’Europe à vouloir en finir avec cette abominable chasse à l’homme, dont chaque année 400 000 nègres étaient les victimes. « Un courant électrique, suivant l’admirable expression de l’Espagnol Donoso Cortès, s’établit instantanément entre tout point souffrant du globe et le peuple français. » L’Europe, grâce à Lavigerie, ressentit elle-même la commotion, et concerta contre l’esclavagisme les premières mesures efficaces. « C’est chose autant commune comme elle est naturelle, écrivait au XVIIe siècle Jérôme Bignon, de prendre les armes pour sa propre défense ; mais de s’armer pour un autre qui est offensé, de le venger par un zèle de justice, sans autre espérance, cela a toujours été naturel aux Français. » L’œuvre africaine du cardinal Lavigerie et le concours prêté à cette œuvre par la troisième République montrèrent au monde catholique que les Français étaient toujours les mêmes qu’au temps où Jérôme Bignon dédiait à Henri IV son Traité de l’excellence des rois et du royaume de France.