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liberté d’Abd-el-Kader est douteux, et si nous le gardons, la honte est la même. — Citoyen, je fais appel à la loyauté de votre vie entière ! » L’émouvante supplique n’obtint rien. Les anciens adversaires d’Abd-el-Kader, presque tous les généraux d’Afrique et les bureaux du ministère inspirés par eux, soutinrent violemment que le serment du chevaleresque captif n’avait aucune valeur, et qu’à peine libéré il rallumerait la guerre sainte. Ce raisonnement prévalut. Emile Ollivier recommença à plusieurs reprises, par des campagnes dans les journaux, sa généreuse tentative, mais ce fut seulement en 1852 que Napoléon III, devenu maître absolu du pouvoir, s’acquitta de la promesse faite à Abd-el-Kader par les précédens gouvernemens.

Des satisfactions de cœur imprévues et charmantes faisaient cependant connaître à Emile Ollivier la douceur de la vie. Il y avait à Marseille une famille qui, par l’intelligence, les relations, la fortune, jouissait d’une véritable suprématie. Le père, un des premiers médecins de la ville, le docteur Chargé, homme brillant, séduisant, cultivé, occupait dans le parti légitimiste une situation prépondérante ; la mère, créole ravissante, spirituelle et gracieuse, était adorée de tous ceux qui la connaissaient ; leur fille Marie, qui allait atteindre ses quatorze ans, passait pour une enfant de génie. Sa taille élancée, sa beauté rêveuse, le regard pénétrant de ses grands yeux bleus, son esprit avide de toutes les belles clartés, les saillies précoces de son intelligence étaient, en effet, au-dessus de son âge, et Dolques, son professeur d’histoire et de littérature, était très fier de son élève. Autant que ses fonctions de secrétaire du préfet le lui permettaient, il venait voir Mme Chargé en familier de la maison et parlait avec enthousiasme de son autre élève, celui dont la parole domptait les foules. Il inspira à la mère et à la fille et même au docteur, malgré ses opinions intransigeantes, un vif désir de connaître Emile Ollivier. En même temps, il entretint si souvent celui-ci du rare attrait de ses relations avec les Chargé, qu’Emile Ollivier en devint curieux. Il se laissa donc persuader de renoncer un soir à ses habitudes quasi-cénobitiques et de se rendre avec Dolques, à quelques pas de la préfecture, rue Lafont, à l’heure où Mme Chargé recevait ses visiteurs intimes.

Il fut charmé et il charma. Le docteur jugea que Dolques