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— Alors ?

— J’aime cet effort, maman.

Son Antigone s’est imposé le devoir de tenir le marché conclu. Le soleil ne brille jamais en vain, au-dessus de la forêt, mais elle déteste le soleil. Quel étrange Roméo eût fait ce garçon ! Sans nul doute il eût chargé Juliette de le réveiller pour aller combattre et ne lui aurait point pardonné de confondre l’alouette avec le rossignol.

Rentré au camp d’aviation, à défaut de ses propres victoires qui se font désirer, il se plaît à raconter celles d’autrui. Il a toujours ignoré la rivalité et l’envie. À sa sœur Odette il envoie cette description d’une bataille livrée par le capitaine Brocard, qui surprend un Boche par derrière, l’approche à 15 mètres sans être vu et lui envoie 7 cartouches de mitrailleuse au moment où le pilote ennemi tourne enfin la tête. « Résultat : une balle dans l’oreille et une autre ressortie en pleine poitrine. Tu penses si la chute a été instantanée. Du pilote il restait un menton, une oreille, une bouche, un torse et de quoi reconstituer deux bras. Quant au coucou (brûlé), il restait le moteur et quelques ferrures. Le passager vidé pendant la chute… » On ne saurait prétendre qu’il ménage les nerfs des jeunes filles. Il les traite en guerrières qui peuvent tout entendre quand il s’agit de batailles. Il écrit tout cru : ainsi parlent les personnages de Shakspeare.

Jusqu’à la mi-septembre, il pilotait des biplaces et portait à son bord un passager, observateur ou chasseur. Le voilà parti sur son Nieuport monoplace. Il ressent l’ivresse d’être seul, cette ivresse que les amoureux de la montagne ou des airs connaissent bien. Est-ce sensation de liberté, dégagement de tous liens habituels et matériels, possession de ces déserts de l’espace ou des glaces où l’on fait des lieues sans rencontrer personne, oubli de toutes contingences au profit de son but personnel ? Ces solitaires s’accommodent malaisément d’une compagnie qui semble empiéter sur leur domaine, leur ravir une part de leurs jouissances. Guynemer ne goûtera jamais rien tant que ces randonnées où il prend tout le ciel pour lui, et malheur à l’ennemi qui s’aventure dans cette immensité devenue son parc !

Cependant, à deux reprises, le 29 septembre et le 1er octobre (1915), il est envoyé en mission spéciale. Ces missions spéciales