Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/435

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mûr et très jeune : mûr par la résignation haute et méprisante, jeune par l’outrance même du pessimisme et par ce fanatisme logique qui pousse toujours ses déductions à l’extrême. Livre obscur aussi, à moins d’admettre, ce que le texte ne dit pas, que Prométhée est l’artiste, prêt à tous les ascétismes pour réaliser une beauté rêvée, ardemment poursuivie à travers d’infinis déboires. Alors seulement nous comprenons son sacrifice et le risque terrible qu’il court. Mais sans doute y a-t-il une beauté dans ce sacrifice, même inutile, dans cette destinée royale brisée en son germe et si grande encore dans la ruine totale.

L’atmosphère du Prométhée est tragique et triste. L’univers y est dépeint comme un monde manqué, né de l’union adultère de l’Esprit créateur avec la matière brute, Physis, qui a supplanté la fiancée de Dieu, Ousia, l’Essence immortelle. Et maintenant, le remords de son œuvre imparfaite hante le Créateur sénile et malade, tandis qu’il erre, rongé de chagrin, sur la prairie solitaire. « C’est un empereur fou qui gouverne ce monde, et, quel qu’il soit, je le déclare injuste, et honteuses ses mœurs, et aveugle son jugement… Car voici, dans ce monde mauvais, tout bonheur et tout succès ne peuvent venir que de la brutalité ou de la ruse. »

Entre ciel et terre, cependant, circulent sans cesse des envoyées divines : Pandore l’Espérance, ou Maïa l’Illusion, ou Doxa la Croyance. Mais les présens qu’elles font aux hommes sont généralement méprisés ; et toujours ils sont impuissans à guérir le mal de la Création. Une profonde « mélancolie cosmique » plane sur le Prométhée, comme un nuage chargé d’inexorables destins et d’absurdes hasards qui se déchaînent en tempêtes sur les têtes les plus fières ou les plus innocentes. Les Extramundana qui succèdent au Prométhée permettent d’apprécier la profondeur métaphysique de ce désespoir chez Spitteler. Ils permettent aussi une conjecture : les critiques suisses et allemands sont d’accord pour affirmer que toute la mythologie dont Spitteler a revêtu son pessimisme est née spontanément de sa souffrance même et de son vouloir tempétueux, et du contraste pathétique entre le monde qu’il rêve et celui qu’il voit réalisé. Il est évident au contraire qu’on peut relever dans ces mythes et ces symboles, si transformés soient-ils, des souvenirs précis qui ne sont pas inattendus chez un