Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/433

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais cet individualisme intégral ne va pas sans crime : « Je suis une divinité du crime, murmure l’Ame à son adorateur, et je te détournerai vers des sentiers non frayés. Et l’on te frustrera de la gloire de ton nom et du bonheur de la vie à cause de moi… Et tu ne connaîtras ni bonheur ni joie sur la terre, mais bien tout ce qu’on appelle crève-cœur au pays des hommes. Car voici ce que tu auras à foison : les privations, l’opprobre et le désir inextinguible, et les sanglots qui serrent la gorge dans le silence des nuits. » Et dans cette mystique nouvelle où l’individu s’offre en sacrifice volontaire à sa destinée, Prométhée répond : « O ma déesse, lumière de ma vie, seule félicité, délice de mon cœur ! Béni soit le jour où j’ai pour la première fois plongé mon regard dans les ténèbres de tes prunelles ! Béni soit le lieu où s’est révélé à moi le chant harmonieux de ta voix ! Et chaque jour j’irai baiser, baiser ce sol sacré ! » S’il a dû renoncer « aux humbles bonheurs et au bien-être vulgaire, » il y a gagné en échange « un bonheur de choix et des douleurs pleines d’âme… »

Epiméthée, au contraire, accepte, pour devenir roi, de troquer son âme contre une conscience, chien de garde un peu épais qui juge de façon grossière, mais toujours catégorique, du bien et du mal, parce qu’il ignore les séductions fines du sentiment et de la beauté. Longtemps, certes, il pourra vivre heureux, régner sur la plaine grasse au beau fleuve paresseux, pays des hommes obtus, facilement satisfaits s’ils ont en abondance la nourriture et le vêtement et la bourgeoise existence familiale. Mais sa conscience bien dressée ne le préservera pas des pires bévues et ne l’avertira pas des plus grossières embûches : couronne en tête, et suivi de son peuple endimanché, il ira fraterniser par-dessus la frontière avec les mauvais voisins d’en face, la race de Béhémoth. Bien plus, il livrera aux mains de l’ennemi les enfans divins qui sont confiés aux hommes : la religion, l’art et l’avenir meilleur. Et par sa faute seront massacrés Mythos, le premier-né qui n’était que sourire et soleil, et Hiéro, le divin rêveur dont les chants faisaient surgir du réel un paradis de songe. Pour sauver le dernier-né, le Messie, l’espoir de l’avenir, Dieu même et son ange ne sauraient faire appel qu’au réprouvé, à Prométhée qu’ils ont maudit autrefois. L’occasion héroïque s’offre enfin au solitaire, celle qui mettra un terme, selon sa prière, « à cette période infernale d’éternelle