Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/361

Cette page a été validée par deux contributeurs.

monde : une forme d’esprit si universelle ne peut alors manquer de leur paraître naturelle. — Et ceci est jusqu’à un certain point acceptable. — Mais encore, à cette haute idée des facultés de l’homme s’ajoute une idée non moins haute de son cœur — et c’est ici que s’arrête, selon nous, la capacité d’explication de Taine, car l’illusion mystique peut seule nous faire comprendre la foi dans la bonté naturelle. — Rousseau a déclaré qu’il se sentait bon, écrit l’auteur de l’Ancien régime, et le beau monde s’est jeté sur cette croyance avec toutes les exagérations de la mode et toute la sentimentalité des salons (?). On reste convaincu que l’homme, surtout l’homme du peuple, est naturellement sensible et affectueux. — Tout cela, c’est constater, mais non pas expliquer la contagion sentimentale qui se répandit de bas en haut bien plutôt que de haut en bas vers cette époque ; c’est assurément offrir une interprétation des faits ingénieuse, séduisante, spécieuse même, mais non point persuasive pour quiconque a personnellement réfléchi, à la lumière des plus récentes conquêtes de la psychologie ou de l’histoire, sur les ressorts profonds de l’activité humaine ; c’est trop demander à la mode ou à l’engouement, trop peu aux intérêts avides, aux passions impulsives, à cette volonté de puissance imprescriptible dans l’être et qui peut bien être adoucie, rationalisée dans ses méthodes, — telle est l’œuvre de la civilisation et de la morale, — mais non pas effacée du livre de la vie. Aussi bien la mode elle-même ne fait-elle guère que traduire sous une forme futile quelque chose de ces intérêts ou de ces passions.

Il est vrai que Taine reviendra sur l’influence de Rousseau vers la fin de son Ancien régime, lorsqu’il commencera d’étudier les prodromes immédiats de la Révolution. Il présente alors cette influence comme la troisième étape de l’esprit classique en marche pour conquérir l’opinion française : la première de ces étapes étant marquée par Voltaire et Montesquieu qui vinrent abattre la religion chrétienne et le sentiment monarchique, ces défenses extérieures de l’ancien régime ; la seconde se résumant dans l’entreprise encyclopédique, conduite par des chefs, les uns sceptiques (d’Alembert, d’Holbach) et les autres panthéistes (Diderot, Raynal), — mais ces derniers déjà rousseauisés selon nous. — Alors et en troisième lieu, indique Taine, s’avance Rousseau suivi des socialistes, ses adeptes, qui déclarent l’Eldorado tout proche et son avènement imminent.