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mesure à l’art exquis de l’époque antérieure. Wycherley, Congreve, Farqhar font négliger Marlowe, Fletcher, Ben Johnson et Shakspeare. L’homme naturel, quand il se retrouve encore dans cette littérature n’est plus qu’un échappé d’écurie ou de chenil : l’homme cultivé, quand il s’y fait voir, a les traits d’un « roué » cynique et brutal. Recueillons plutôt cette appréciation de Taine sur le théâtre anglais de la Restauration. On y présente, écrit-il, le ménage comme une prison, le mariage comme une guerre, la femme comme une révoltée, l’adultère comme une issue, le désordre comme un droit et l’extravagance comme un plaisir. Or tout cela, remarquons-le, c’est exactement l’inspiration morale du romantisme français de 1830. Comment une certaine confusion ne serait-elle pas sortie, pour l’esprit du puissant évocateur, de ces patentes insuffisances du vocabulaire historique, hérité d’un temps moins clairvoyant que le nôtre ? Par une nouvelle péripétie de sa destinée intellectuelle, Taine revint donc de sa géniale excursion outre-Manche avec quelques préventions rajeunies contre l’esprit classique !

Les derniers chapitres de son grand ouvrage de jeunesse l’ont pourtant mis en face de ce prestigieux Rousseau dont la prédication mystique a changé soudain la face de l’Europe morale, et voici comment il explique cette puissante influence. La vie mondaine et artificielle que Louis XIV avait mise à la mode commençait, dit-il, à excéder les classes cultivées. Un plébéien genevois parut à ce moment pour formuler tout haut le secret du public et l’on jugea, de façon unanime, qu’il avait découvert ou retrouvé la campagne, la conscience, la religion, les droits de l’homme et les sentimens naturels. On vit alors un nouveau personnage faire, sous les auspices de Jean-Jacques, ses premiers pas dans le monde : c’est l’homme sensible, qui, par son caractère sérieux et son goût pour la nature forme un parfait contraste avec l’homme de cour. Sans doute, ce personnage se sent des lieux qu’il a fréquentés : il est raffiné et fade : il s’attendrit à l’aspect des jeunes agneaux qui broutent l’herbe naissante et bénit les petits oiseaux qui célèbrent leur bonheur par des concerts. Il est emphatique et phraseur, compose des tirades sur le sentiment, invective contre le siècle, apostrophe la Vertu, la Raison, la Vérité et les autres divinités abstraites qu’on grave en taille-douce sur les frontispices. Tout cela parce qu’en dépit de lui-même, il reste homme de salon et d’académie ; après