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la vie tout d’abord. Lorsqu’il aborda, peu après sa sortie de l’École Normale, le concours de l’agrégation philosophique dans lequel ses camarades s’apprêtaient à lui céder presque sans compétition la première place, il subit un échec total : une leçon publique sur la morale de Spinoza lui avait valu ce déboire. Exilé dans des postes inférieurs en raison de ses opinions supposées, le jeune professeur souffrit grandement de son isolement moral : il devait donner peu après, dans ses Philosophes français, une explication piquante de l’ostracisme qu’il sentait peser sur sa tête à cette heure de sa carrière : « Si vous avez une théorie métaphysique, écrit-il, c’est une arme et les passans s’en effarouchent vite. Cachez-la sous triple serrure, sinon vous êtes un homme dangereux, c’est-à-dire un homme en danger ! » On le lui fit bien voir. Averti, déplacé de Nevers à Poitiers, puis de Poitiers à Besançon, maintenu dans une situation de toutes manières inférieure à ses dons éminens, il se fait mettre en congé. L’agrégation avait été supprimée sur ces entrefaites : il se tourne vers le doctorat, et, sous l’empire de ses préoccupations dominantes, propose à la Faculté de Paris une thèse sur la sensation et la perception extérieure ; le sujet est jugé dangereux : il doit se rabattre sur La Fontaine, un thème qui ne saurait inquiéter ses juges, et il rédige alors sans plaisir, comme un pensum d’écolier, ce livre charmant qui sera son premier succès devant le public. C’est à peu près dans la même disposition d’esprit qu’il entreprend l’Éloge de Tite-Live, mis au concours par l’Académie française. Tite-Live est un auteur qu’il n’aime pas, écrit-il nettement à l’un de ses correspondans ; mais une récompense académique le ferait connaître, et il a cru devoir entrer dans la lice. Le prix lui est d’abord refusé ; il ne l’obtiendra qu’après une année d’attente, après avoir consenti quelques sacrifices aux timidités de ses juges.

Voilà une série de mécomptes très capables d’aigrir un débutant qui se sentait digne d’un tout différent accueil à son entrée dans la vie littéraire ! Notons ici qu’à l’Académie française, c’était Victor Cousin qui avait fait condamner son Tite-Live en première instance : « M. Cousin, écrit-il à ce propos, a pris la parole avec sa passion ordinaire et a demandé lecture… Le passage sur Montesquieu a fait pousser des cris, etc. » Aussi la victime de cette manifestation oratoire indiquait-elle