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seur à l’Université impériale, me disait que les maladies nerveuses et les neurasthénies se multipliaient dans la jeunesse des écoles. Il en voyait deux raisons, l’une physiologique, l’autre morale. La taille des Japonais grandit par suite des gymnastiques et des installations européennes. Leurs jambes poussent. À la fatigue de cette croissance se joint le surmenage que leur impose, sinon leur travail, du moins la somme invraisemblable d’idées hétérogènes et contradictoires dont leur cerveau est encombré. Ajoutez une raison sociale. Le pessimisme a succédé très vite chez eux à l’optimisme d’un peuple enivré de ses victoires. Beaucoup de jeunes gens ont été pris de dégoût pour une société qui ne satisfaisait pas leurs ambitions. La science, l’art, l’érudition sont mal payés. Dans une même année, en 1907, cent quatre-vingt-six étudians se jetèrent du haut de la cascade de Kegon, près de Nikko. Ce n’est plus le suicide samuraïque du jeune homme ou de la jeune fille qui ont perdu leur honneur ou qui meurent pour prouver leur innocence. C’est le suicide philosophique, précédé d’une lettre tapageuse, d’une malédiction lancée au monde, à la société, aux hommes et aux dieux. C’est le suicide européanisé par l’Allemagne. Et le livre de Gœthe, du génie le plus sain qu’elle ait produit, a laissé derrière lui une traînée de cadavres.

On a donc vu des Werther dans le roman japonais, et même des Werther qui, au lieu des poèmes ossianiques, avaient lu Le Triomphe de la mort. Et, — triomphe du snobisme ! — d’Annunzio a été japonisé. L’imitation européenne n’a rien enfanté de plus extraordinaire et de plus puéril. Les Japonais restent aussi étrangers aux fureurs sensuelles et tristement inassouvies de la volupté, à toutes ces peintures de luxure inquiète du grand romancier italien, qu’aux idées les plus chrétiennes de notre civilisation. Mais, en admettant qu’ils les eussent comprises, le romancier japonais qui veut faire du d’Annunzio doit commencer par créer un monde exceptionnel ou artificiel. Il n’a à sa disposition aucune des ressources de la vie mondaine, ni les réceptions, ni les grands dîners, ni les théâtres où l’on reçoit dans sa loge, ni les promenades à travers les musées. Nous sommes dans un pays où, à moins d’être des amis très intimes de la maison, la femme de notre hôte se considère comme notre servante et ne consent à venir s’agenouiller auprès de nous qu’à la fin du repas. Je sais qu’une