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révélation, car les jeunes Japonais, en dehors des geisha, ne fréquentent que leur mère et leurs sœurs. Est-il aimé d’elle ? Peut-être, mais elle en épouse un autre. C’est bien un de ces sujets de Tourguénef où s’exhale toute la mélancolie des existences qui ont frôlé le bonheur. Mais l’influence du Russe se manifeste surtout dans les épisodes. Sanshiro, que le train emporte vers Tokyo, a pour compagnon M. Shirota, professeur d’anglais et essayiste à ses heures. La conversation s’engage entre eux. À une gare, un Européen et sa femme montent dans un compartiment voisin. « Comme les étrangers sont beaux ! s’écrie M. Shirota. Et que nous sommes misérables avec nos visages et nos corps débiles ! On dit que nous sommes vainqueurs, que nous appartenons à une grande Puissance ; mais regardez nos maisons, nos bâtimens, nos jardins aussi médiocres que nos visages ! N’avez-vous jamais vu le mont Fuji ? Il n’y a que lui dont les Japonais puissent se vanter. Seulement ce ne sont pas eux qui l’ont fait. » Sanshiro ne pensait pas qu’un pareil homme fût possible après la guerre. « Le Japon évoluera peu à peu, » dit-il. Mais le professeur d’anglais, M. Shirota, répondit : « Le Japon périra. » — « Si vous parliez ainsi à Kumamoto, d’où je viens, on vous traiterait en ennemi de la patrie. » — « Tokyo est plus vaste que Kumamoto ; le Japon, plus vaste que Tokyo ; notre cerveau, plus vaste que le Japon. N’exaltons pas trop le Japon ! » Ainsi ou à peu près s’expriment dans Fumée et dans Pères et Enfans des Russes échauffés contre les panslavistes.

Les Sanshiro et les Shirota étaient tout désignés pour tomber sous le despotisme intellectuel de l’Allemagne. Il faut les entendre parler de Hegel « qui n’explique pas la vérité, mais qui est l’union de l’homme et de la vérité ! » Depuis une quinzaine d’années, les Japonais subissent des traductions de philosophes allemands qui, paraît-il, fourmillent d’erreurs et dont l’obscurité n’en est que deux fois plus allemande. (C’est même sur une traduction allemande qu’ils ont traduit les œuvres de M. Bergson.) L’Allemagne les a repus d’ombre et de vanité. Cependant le livre qui leur a fait le plus de mal, ce n’est pas un livre de philosophie, c’est un roman qu’ils ont encore mieux compris que les romans russes, Werther. Le virus de paresse envieuse et de fatuité sinistre qu’il inocule à la jeunesse, et que l’Europe n’avait pas épuisé, s’est réveillé sous le climat du Japon. Les circonstances y prêtaient. Le docteur Miura, profes-