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matique. La jalouse Éryphile passe au premier plan ; et sa jalousie se greffe sur une sombre vendetta. Elle est, sans le savoir et sans qu’il le sache, la fille naturelle d’Agamemnon, et son grand-père Calchas, par esprit de vengeance, a imaginé l’oracle funeste. Achille menace de se tuer, si on lui fait l’injure d’immoler sa fiancée. Pour ne pas priver la patrie d’un aussi vaillant capitaine, Agamemnon consent à la fuite de sa femme et de sa fille ; mais, n’ayant point obéi aux dieux, il se prépare à s’ouvrir le ventre. Enfin Éryphile se poignarde. C’est le drame du Harakiri. Notre psychologie ne résiste pas à cette frénésie de suicides. Il en résulte un singulier appauvrissement des âmes.

Cette pauvreté morale, j’en vois le symbole saisissant dans l’adaptation du Luthier de Crémone jouée en juin 1913 sous le titre : Le Village du Tambourin. L’auteur japonais a suivi assez fidèlement la jolie bluette de Coppée. Mais le violon est remplacé par un tambourin. Je sais qu’il y a tambourin et tambourin ; et ne tambourine pas qui veut. Les Japonais musiciens reconnaissent aux sons de l’instrument la provenance du bois et la qualité de la peau. Tout de même, si nuancés qu’on les suppose, ces sons ne peuvent pas traduire les émotions infinies de l’âme. À côté du violon de Crémone qui enchante la nuit et le rossignol, le tambourin de Sakurai est tout au plus capable d’inquiéter un pivert ou de faire taire une famille de grillons. C’est une pauvre musique.

Mais songeons à la façon carnavalesque dont les Anglais du XVIIe siècle, les Ravenscroft et les Wycherley, plagiaient Molière ; songeons à notre Misanthrope transformé en un capitaine de navire cyniquement brutal ; songeons aussi à nos premières imitations de Shakspeare ; et ne nous étonnons pas de la figure bizarre que prend une tragédie française sur la scène japonaise. Comme Ducis blanchissait Othello, l’auteur de l’Extrême-Orient jaunit Rodrigue et Iphigénie. Il n’en fait pas moins pénétrer dans la foule quelques idées nouvelles qui élargissent un peu la conception étroite et guindée d’une littérature confucéenne et bouddhique. Quand l’Achille japonais s’écrie qu’il ne veut plus servir un maître inhumain, il limite, sans en avoir l’air, cette autorité paternelle qui s’est si souvent exercée avec tant de cruauté. La fille du fabricant de tambourins, qui refuse d’épouser le boiteux Stezo et qui finit par obtenir gain de cause, donne l’exemple de l’indépendance. Le Cid, même défiguré,