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retrouvé, tels qu’ils m’étaient restés dans la mémoire, l’allée du temple bordée de boutiques, ses jardins, sa pagode, son lac et ses dieux. La piété n’a point diminué. Les cinq grandes portes du Temple sont toujours remplies d’un va-et-vient de pèlerins et d’enfans. Les pigeons nichent dans ses poutres rouges d’où pendent de grosses lanternes. Son maître-autel est un amoncellement de laques et de dorures, et, devant la grille qui le protège, le tronc aux aumônes s’étend comme une auge. Le temple est consacré à la Kwannon, la déesse de la Commisération ; mais on y prie aussi d’autres dieux dont les tabernacles sont encombrés d’ex-voto. Ils avaient un peu vieilli, surtout le guérisseur Binzuru. Sa statue de bois assise sur des coussins n’a plus de nez, plus d’yeux, plus de bouche, et ses mains ne sont plus que des moignons, tant les malades s’y sont frottés. On évalue à dix mille par jour le nombre des visiteurs, et le 1er, le 15 et le 28 de chaque mois à cinquante mille. Il semble même que la vente des amulettes et le commerce des sorts ait augmenté, car tout un côté des jardins est devenu un véritable camp de sorciers. Ils sont là, sous leurs petites tentes bariolées, assis à une table où traînent leurs manches aux dessins fantastiques parmi des livres crasseux et des baguettes divinatoires.

J’y revins un soir avec un ami, à l’heure où les quartiers populeux de Tokyo se transfigurent, et où toutes les boutiques papillotent aux lumières. Mon ami me conduisit d’abord au restaurant. C’était un vieux restaurant japonais : enfilade de pièces, galeries et vérandas, tours et détours comme s’il s’agissait de dépister les importuns, et finalement, à deux pas de la rue, une petite chambre aux cloisons de papier devant un jardin touffu où l’on distingue des lanternes de bronze et dont l’allée de pierres plates se perd sous la verdure. Ce jardin n’est pas plus grand qu’un mouchoir de poche. On le sait, mais on a tout de même la sensation de la forêt, du mystère, des pas infinis dans la nuit. Et l’on resterait des heures à picorer dans ses écuelles de laque, devant le sourire attentif d’une petite servante agenouillée qui est laide, douce et charmante. Rien n’a changé. Mais nous sortons, et je ne me reconnais plus.

Tout un européanisme ou un américanisme, qui se dissimulait pendant le jour, fait explosion dans la nuit illuminée. La lumière électrique inonde des restaurans à l’européenne