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sont unies et que l’angoisse est oubliée et que le cri du cœur est un moment apaisé, ces amans ne font que prendre leur pauvre rêve entre leurs bras et demeurer dans la nuit chacun solitaire, chacun seul avec un fantôme. Celui qui, pour une heure, a cru en l’amour, celui-là sait que l’amour devient d’autant plus froid et faux et ennuyeux qu’il a été doux. Toute nouveauté disparue, le sentiment dépérit, l’amour se meurt, baiser par baiser. Tout cela, c’est l’amour ; et l’amour est tout, excepté cela[1]. »

Oui, l’amour est tout, excepté cela.

Autour du vieux « Vicarage » de Grantchester, dans l’ombreux sentier familier, le long de la rivière qui coule mystérieusement profonde et verte, Rupert Brooke n’a point rencontré celle qui, ange et non sirène, eût pu être la douce compagne pensive qui, loin des vices hideux, des miasmes morbides de la vie, comprenant sans effort « le langage des fleurs et des choses muettes, » eût pu s’élever avec lui dans l’air apaisant des idées.

« Je revins tard, hier soir, dans ma chambre confortable, à la chaise longue placée près du foyer rayonnant. Comme j’entrais doucement, j’aperçus une femme assise sur cette chaise ; je distinguai la ligne du cou, de la joue, du menton, la tache sombre de la chevelure… Une seconde, je demeurai surpris, immobile ; mais j’avançai vers elle et je vis qu’il n’y avait là personne : c’était quelque jeu de la flamme qui m’avait leurré ; c’était un hasard d’ombre et de clarté, et un coussin posé sur la chaise… O vous ! les heureux de la terre, cette nuit-là, comment aurais-pu dormir ? Je me couchai et je regardai la flamme qui éclairait ma triste solitude, je guettai le clair de lune se glissant lentement tout autour de ma chambre et, cette nuit-là, je ne pus pas dormir. »

Pèlerin de l’inaccessible idéal, Rupert se remettra en route. Il chérit la mer, miroir profond et multiforme en lequel son cœur se reflète : par le vaste Océan, il partira loin des sombres cités, des remords et des tristesses d’alentour, vers les paradis parfumés de ses songes.

Il ne se lassera jamais d’offrir à ses nerfs délicats le plaisir d’un étonnement sans cesse renouvelé ; d’allonger languissamment les jours, par l’infini des sensations inconnues. En des

  1. Rupert Brooke, 1914, et autres poèmes.