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d’enchevêtrement, une silhouette immédiatement perceptible de tous les côtés et, de tous les côtés, se profilant avec une égale ampleur. S’il y a complication de formes, tout se passe en dedans de l’orbe idéal formé par l’ensemble. De là, une masse qu’on peut envelopper aisément du regard, sans rien qui perce l’enveloppe, déborde et disperse l’attention. Rodin citait volontiers un mot de Michel-Ange assurant que les seules bonnes statues sont celles qu’on peut faire rouler du haut d’une montagne sans rien casser. En faisant la part de l’exagération voulue d’une semblable formule, on sent que ses œuvres y répondent, pour la plupart. Et ce n’est pas si banal. Presque tous les monumens dressés depuis cent ans sur les places publiques de l’Europe, depuis Glascow jusqu’à Naples, loin d’offrir aux yeux un aspect solide et ramassé, se projettent en lignes excentriques et souvent avec une telle profusion qu’ils semblent destinés à indiquer à la fois les quatre points cardinaux. Bourgeois gesticulant en agitant les basques de leur redingote comme d’inexplicables élytres, offrant au passant d’un geste engageant une urne électorale, brandissant des tuyaux de poêle, tirant des coups de revolver, croisant la baïonnette, grimpant sur des chaises, affichant, de toutes les manières, leur impatience d’être attachés à un socle ou à un pylône : voilà le spectacle nullement statique, ni monumental, qu’ils nous donnent habituellement. Et je ne parle pas des trompettes qui jaillissent aux bouches des Renommées, ni des ailes qui pointent aux épaules des Gloires, avec leurs plumes découpées sur le ciel, ni des draperies miraculeusement suspendues dans l’air, ni des engins mécaniques étalés comme pour une vente ou une exposition, ni de ces femmes dévêtues, sous prétexte d’allégories, qui grelottent sous le piédestal où le personnage célèbre trône dans un pardessus fourré, somptueux et inamovible, — tout ce qui, sous couleur de « vie moderne, » attriste le ciel parisien. Il faut savoir gré à Rodin d’être demeuré insensible, sur ce point, aux suggestions de l’esthétique sociale et de n’avoir pas fait « travailler » ses statues. Ce n’était pas certes timidité, mais sagesse. Il savait qu’il y a des choses dont l’Art ne peut tirer aucune beauté, des choses de fabrication humaine, — et qu’« il y a des lignes, » selon le mot de Delacroix, « qui sont des monstres. » Le geste chez lui est toujours dicté par une émotion ou une impulsion naturelles, jamais par la contrainte