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La preuve du génie par l’impopularité ne tient pas debout.

Pas davantage, on ne peut invoquer l’autorité de la littérature. Prétendre que le verdict des écrivains d’une époque, même des plus grands, est infaillible en matière d’art, c’est ignorer toute l’histoire du goût. Après tant et de si éclatantes erreurs, commises par les littérateurs, reconnaissons que leur avis, en matière d’art, vaut ce que vaut l’avis de tout le monde, — sans plus.

Il est vrai que les artistes, eux aussi, admiraient beaucoup Rodin, à peu d’exceptions près, mais ils n’admiraient pas, en Rodin, les mêmes choses. L’adhésion des artistes allait à l’Age d’airain, au Saint Jean, au Penseur ou à de beaux morceaux d’exécution, comme l’Homme qui marche, aux bustes, enfin aux gracieux groupes de femmes. La littérature s’est déchaînée surtout à propos du Balzac, de la Porte de l’Enfer, et des « intentions » grandioses avortées. Et elle s’est servie de l’adhésion des artistes en un point pour préjuger de leur adhésion sur tous les autres.

S’ils résistaient, elle a plaidé cette thèse : ce qui séduit le moins dans l’œuvre d’un maître est précisément ce qu’il a fait de plus beau et ce qui séduira l’avenir. « Un grand artiste, disait Rodenbach, — et toute personne au courant de l’art tient M. Rodin pour tel, — ne peut pas se tromper. Il se développe avec la logique d’une année qui a ses saisons, avec la force mathématique d’une tempête… C’est-à-dire que la dernière manière d’un grand artiste est le sommet de lui-même. » On voit, tout de suite, qu’Attila est « le sommet » de Corneille et que les Chansons des rues et des bois dépassent tout ce qu’avait écrit Victor Hugo. C’est une opinion, mais elle ne s’impose pas avec une extrême évidence. L’histoire de l’art, tout entière, nous montre, au contraire, les maîtres capables d’inégalités ou d’erreurs, et, s’ils ont vécu très âgés, ces erreurs se placent, d’ordinaire, à la fin de leur vie. La prétention de faire de leur œuvre un « bloc » qu’il faut admettre ou repousser d’un coup, — comme cet autre faisait de la Révolution, — n’est qu’un procédé de polémique. On n’imagine pas pourquoi une erreur de jeunesse ou une tentative avortée plus tard, — comme on en voit si souvent, hélas ! chez nos meilleurs peintres, — empêcherait les autres œuvres d’être belles, non plus d’ailleurs comment celles-ci, par une sorte d’endosmose,