Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 42.djvu/919

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
L’ŒUVRE DE RODIN

Quand on traverse la première salle de l’Académie, à Florence, pour aller vers les Botticelli et les Fra Angelico qui en font la gloire, on a, depuis quelques années, une impression inattendue et singulière. On se croit entré, par mégarde, dans une exposition de Rodin. Des figures puissantes et tourmentées, à peine sorties de leur gangue de pierre, se dressent, se convulsent et paraissent surprises par la lumière comme des êtres qui voient le jour pour la première fois. A la vérité, les plus hostiles au maître du Penseur sont conquis cette fois : nul ne refuse son admiration à ces œuvres d’une formidable énergie. Seulement, on entrevoit, au bout de cette galerie, d’autres marbres et des moulages qui rappellent certains chefs-d’œuvre fort connus de la statuaire du XVIe siècle. On se réveille, tout de suite, de l’illusion un instant ressentie. On n’est pas chez Rodin : on est chez Michel-Ange.

Ce sont, en effet, quelques-uns des Captifs destinés au tombeau de Jules II, laissés inachevés par le maître et longtemps conservés aux Jardins Boboli, qui produisent cette illusion éphémère. Et je ne la noterais pas si elle était individuelle, mais il n’est guère de visiteurs qui ne l’éprouvent à quelque degré. Elle n’offrirait aucun intérêt, si elle ne faisait que fixer une analogie. Mais elle est révélatrice. Elle révèle que, dans notre pensée, à notre insu, l’œuvre de Rodin est associée à celle de Michel-Ange, et en même temps qu’elle rappelle non pas tout Michel-Ange, mais ce qu’il a laissé d’inachevé. Elle nous fait donc penser à quelque chose de très grand et en