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suis comme le cheval qui a gagné le Grand-Prix : il n’a jamais que son picotin d’avoine. » Ce propos ne recelait aucune amertume : Degas n’en désirait pas plus. Quant à l’admiration qu’on pouvait ressentir pour son œuvre, il ne l’évaluait pas d’après le chiffre des achats. Il savait fort bien qu’il y a plus de désir spontané chez le modeste acheteur des débuts que chez le riche collectionneur de la fin. Si un amateur paie une œuvre d’art 400 francs, c’est qu’elle lui plait ; s’il la paie 400 000, c’est qu’elle a plu à d’autres. Le peintre des Danseuses ne prêtait pas la moindre attention à ces contingences. C’était l’ermite ou le religieux de l’art, à la manière française, c’est-à-dire sans austérité, sans extase, sans sermon, et avec un bon estoc pardessus son froc, mais avec une foi et un détachement pareils à ce qu’on imagine chez Ugo van der Goes ou l’Angelico.

Ainsi, à mesure que son œuvre se répandait, il se rembûchait dans une retraite plus profonde ; plus il avait d’admirateurs et de disciples, plus il se sentait isolé. C’est qu’il l’était au sens « bourgeois » du mot : l’un après l’autre, disparaissaient ses amis de la première heure, une à une se taisaient les voix dont le timbre l’avait charmé. Et ce hautain esprit, qu’on croyait insensible ou indifférent aux émotions vulgaires, était bien plus attristé par la solitude assise à son foyer que distrait par la gloire. Nothing but fame! cette légende navrante d’un des plus beaux dessins de Dana Gibson eût été sa plainte, s’il s’était plaint. Dans les derniers temps de sa vie, il ne parlait presque plus. Il allait et venait dans sa chambre ; parfois, il interrompait sa promenade et son silence pour demander tout à coup : « Et un tel ? » — « Mort… » était-on obligé le plus souvent de répondre. — « Ah ! » Et il reprenait sa promenade. On eût dit qu’il comptait les disparus et attendait un certain nombre mystérieux pour les rejoindre. « En scène pour le III ! » cris de jadis fièvre des coulisses, effluves des salles surchauffées, monde artificiel et brillant, vie haletante, fardée, toute en attitudes et en« mots, » tornade de vibrions lumineux, tout ce qu’évoquent à nos yeux les visions qu’il a fixées disparaissait dans le silence et dans l’ombre. Et l’on voyait surgir, derrière le beau et impassible visage du vieillard, la figure qu’Holbein met derrière toutes ses figures, celle qu’on oublie, qui n’oublie pas.

Robert de la Sizeranne.