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ouverture, le lever de rideau ne tarderait plus longtemps. A quoi tient ce pressentiment de la menace encore incertaine ? Par lequel de nos sens la percevons-nous dans les choses, comme le changement de température s’annonce dans l’atmosphère ? Je lisais sur tous les visages la même évidence sérieuse, et je n’en vis pas un me faire la grimace.

« C’est que pour ces braves gens, ce qui allait arriver n’était pas une surprise : ils savaient ce qu’ils avaient à faire, ils avaient leur place marquée d’avance, et cette connaissance leur suffisait. Le reste ne les regardait plus. C’est une preuve de la confiance touchante qu’ils me vouaient, cette démission absolue de leur volonté dans la mienne, et cette idée qu’ils se faisaient que j’avais le pouvoir de tout voir et de tout juger mieux qu’eux. Hélas ! je n’en savais pas tant, et je ne me flattais guère d’avoir tout prévu aussi bien que ces pauvres gens se l’imaginaient. Cette idée me tracassait la nuit, dans mon poste sans lumière, car je ménageais la chandelle. J’étais aux aguets de tous les bruits, de chaque symptôme obscur de l’énigme nocturne. Le bombardement faisait rage partout autour de nous, en arrière, en avant, sur les lignes, arrivait à une cadence ininterrompue de feu roulant. Il me semblait que, derrière nous, la voix de nos batteries faiblissait et ne répondait plus que par saccades intermittentes. Et voilà que la fusillade s’en mêlait à présent. La fusillade, c’est toujours grave : on dresse l’oreille, c’est signe que cela se gâte. Qu’est-ce que veut dire cette pétarade ? Attaque ? Enervement, — une de ces contagions qui font traînée de poudre et s’allument sur toute la ligne comme une rampe de gaz ? Comment savoir ? Les balles cinglent, griffent, égratignent, claquent de toutes parts, ou se fichent dans les sacs à terre avec des pff ! de chats en colère. Le drame approche, mais quel va être le dénouement ? Quelle sera la figure de ce qui se dessine, et sous quels traits va tout à l’heure se dévoiler avec le jour la face de l’Evénement ? »


V

Le capitaine se tut et je respectai sa rêverie. Il était alors bien loin de moi, loin de cette terrasse délicieuse où nous nous promenions côte à côte ; il était sur une autre colline invisible d’ici, aux avant-postes de la ville, sur un tertre désolé, au