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trouverais bien ; enfin, j’y tenais fort, et vous verrez que j’avais raison. Je distribue mes vivres aux postes isolés. J’achève de me mettre sur le pied de guerre. Tout terminé, je me fais creuser une fosse dans la casemate, en prévision de ma sépulture, et là-dessus me voilà en repos.

« Le lendemain matin, à sept heures, le bal commençait. C’est toujours mauvais signe quand ces messieurs les artilleurs se lèvent de si bonne heure. En effet, j’étais fixé au bout de dix minutes : c’était bien, cette fois, le grand chambardement, — pas un obus par-ci, par-là, ou quelques volées espacées, mais un tir appliqué, studieux, de longue haleine, et rien que du gros, — vingt et un court, vingt et un long, alternant comme des coups de marteau sur l’enclume. Jamais je n’ai été mieux sonné de ma vie. Ils avaient entrepris cela comme un travail, comme une affaire de démolition. Ils s’y étaient attelés à quatre (on comptait les batteries) pour faire la besogne, et je vous réponds qu’ils y en mettaient. Quels tâcherons ! Ils me piochaient, me binaient, me retournaient comme un champ : ils s’étaient juré d’avoir ma peau. Plus de deux mille obus. Vous avez vu nos ruines : c’est l’ouvrage de la journée. J’étais complètement aveugle, avec mes meurtrières et le créneau de l’observatoire pour toute ouverture sur le dehors ; d’ailleurs j’aurais eu beau écarquiller les yeux, rien à voir, n’est-ce pas ? que de la poussière et de la fumée. La surface du fort bouillonnait. Notre cimetière, — le petit campo-santo du poste de secours, — tressaillait d’une manière lugubre ; les morts remués, agités dans des flots de cendres comme des épaves, s’échappaient dans leurs suaires avec de grands gestes d’épouvante, semblaient fuir en sursaut ce cruel songe de la vie qui ls tourmentait dans leurs tombes.

« Et quelle musique ! Vous connaissez comme moi ce sifflement du gros noir, ce long ululement modulé sur deux notes, comme un glapissement de sirène, ou plutôt comme le cri sauvage, le sinistre Héiha ! de la chevauchée des Walkyries ; — et puis, le fracas des éclatemens, ce rrâ de ferrailles arrachées, ce bruit abrutissant qui prend aux tempes et aux entrailles. On s’y fait : on se fait à tout. C’est même étonnant de penser avec quelle facilité on s’adapte à toutes circonstances. La veille encore, on m’aurait dit que je serais soumis à ce charivari, je ne me serais pas cru capable d’y tenir : et depuis trois heures