Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 42.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rieur aux maîtres dans l’art supérieur, il préféra franchement s’en tenir au « genre, » et comme il était supérieur au « genre, » il le grandit jusqu’au caractère.

III

Un tel art suppose une longue vie. Si Degas était mort à quarante ans, son œuvre ne serait pas née. On prête à Hokousaï ce mot : « À soixante-dix ans, j’ai commencé à entrevoir ce que c’est que le dessin. Si j’arrive à cent-dix ans, il n’y aura rien chez moi, ni un point ni une ligne, qui ne soit vivant. » Chez Degas la formation, pour être plus rapide, n’en est pas moins très lente. Elle suppose les moyens d’attendre. Comme Puvis de Chavannes, il a vécu assez pour se bien connaître lui-même et, comme chez Puvis, le souci du pain quotidien ne vint jamais dicter, hâter ou interrompre son œuvre. Tous deux furent de grands artistes placés dans les conditions matérielles et sociales de « l’amateur. » Tous deux devinrent originaux parce qu’ils eurent le temps d’observer les maîtres et de démêler ainsi, méthodiquement, ce que les maîtres avaient laissé d’inexprimé. Leurs dons naturels étaient grands, leurs efforts personnels plus grands encore, mais les circonstances favorables de vie et de milieu où ils se trouvèrent furent indispensables à leur développement.

À Degas elles n’ont pas manqué. Né en 1834, à Paris, d’une famille riche, où se trouvent, déjà, des amateurs d’art, conduit enfant à Naples, revenu jeune homme à Rome, entouré, dès les premiers éveils de la curiosité, par de belles choses et de beaux exemples, habitué de l’Italie et des musées avant d’être initié à la vie moderne, c’est un prédestiné de la peinture. On ne signale pas, en lui, la vocation violente qui brise les obstacles : il n’y a pas d’obstacles. Lettré, mondain, voyageur, il est soustrait par la diversité des horizons et par le bon sens et la finesse critique de ses proches aux exagérations des théoriciens d’ateliers. Il va et vient d’un maître à l’autre, sans aucune chaîne matérielle, ni morale, et d’un spectacle populaire à un spectacle mondain, sans connaître les entraves des commandes, ni de la célébrité. Ses thèmes ne lui sont imposés par rien. Assidu des coulisses de l’Opéra où il est introduit et accompagné par les plus spirituels observateurs des mœurs contemporaines, il