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ami le capitaine D…, autrefois commandant du fort, à un moment des plus critiques de la bataille. Je savais peu de chose de cette histoire. Presque rien n’en avait alors transpiré dans le public. Bientôt l’attention s’était tournée ailleurs, et puis vinrent les journées triomphantes de l’automne, qui avaient éclipsé les souvenirs du passé. Le capitaine D… s’était trouvé blessé, et c’était la première fois qu’il remontait là-haut depuis ces événemens.

Nous avions quitté la citadelle de bon matin et nous trouvions sur les huit heures au pied de la côte qui mène au fort. Quoiqu’on fût au mois de juin, le temps était fort gris : ciel chagrin, nuages maussades, brèves et froides ondées. Je venais de passer quelque temps dans une autre armée et revoyais, moi aussi, après deux mois d’absence, cette partie du champ de bataille. Je l’avais laissée en hiver et la retrouvais au printemps. Ce qu’il y avait de plus frappant, c’était le calme extraordinaire et le vide du paysage.

Nous avions pris à travers champs pour escalader en ligne droite, et cent détails rappelant les combats de l’autre été se dessinaient sur le terrain. Ces collines, en avril, étaient couvertes encore de neige, enveloppées des blancheurs de cet interminable hiver, comme si jamais rien, jamais aucune vie ne devait plus renaître sur ce monde saturé de mort. Il semblait qu’on ne verrait plus se soulever ce suaire, et que toute cette contrée était devenue un glacier, une espèce de planète polaire qui conserverait indéfiniment les secrets enfouis sous ce vaste évanouissement blanc. A présent, quelques gazons souffreteux s’essayaient par places à reverdir et buvaient avidement l’atmosphère pluvieuse. On rencontrait à chaque pas des traces de la lutte : boyaux ne menant plus à rien, arbres massacrés, abris effondrés, vagues niches creusées dans un cratère d’obus et, de tous côtés, des croix, des croix éparses, sans nom, plantées là à la hâte où chacun était tombé, et qui semblaient la flore de ce paysage d’agonie.

Maintenant nous approchions du sommet, et la terre prenait de plus en plus cet aspect de tempête qui est celui des grandes batailles. C’était la furie du chaos avec tout son désordre et son déchaînement. Nous avions dépassé la région des bois et la limite même des arbustes et des mousses : plus un tronc, plus une touffe pour servir de repère et donner la mesure des