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depuis, et jusqu’à prélever 34 pour 100 de l’héritage, il n’arrête pas là les menaces de ses nouveautés. Une doctrine se fait jour, que ces prises partielles préludent à la confiscation du reste, que toutes les propriétés privées doivent faire retour à l’Etat, et hier dans notre Parlement retentissait cette formule : « Les terres appartiennent à la Nation[1] . » De telles doctrines ne sont pas faites pour laisser inattentifs ou impassibles les propriétaires dont les plus nombreux sont les paysans. Une augmentation des impôts qui ne leur laisse plus le bénéfice de leur rude vie et la resserre chaque année davantage, une insécurité qui les frappe dans leur affection la plus profonde et décapite leur avenir hâtent le divorce entre l’homme de la terre et la terre.

Néanmoins, le paysan n’a pas encore perdu sa patience tenace. Il jette aux saisons hostiles un espoir plus durable qu’elles, et comme la moisson des blés, la moisson des enfans se perpétue grâce aux mêmes semeurs.

Lesquels ? Ceux qui ont su garder intactes les vieilles mœurs contre les atteintes des lois. La famille s’est maintenue nombreuse où elle s’est maintenue groupée. En certaines contrées, l’habitude de l’obéissance et de l’union perpétue entre les enfans, tant que vit le père, cette société filiale et fraternelle. Ils continuent la vie de jadis, et ils en goûtent le double bienfait, d’abord la douceur perpétuée des affections domestiques, meilleure que le dur isolement du droit individuel, puis l’harmonie maintenue entre la tenure du domaine et la force collective de la famille. Alors, rien de cette force, même celle des plus petits n’est perdu ; le domaine et le groupe qui le travaille grandissent l’un par l’autre ; l’abondance des enfans, au lieu d’apporter la misère, accroît la prospérité[2]. Dans les pays

  1. M. Compère-Morel. Chambre des Députés. Séance du 21 mars 1916.
  2. « De ces régions privilégiées auxquelles il convient de demander leur secret, il y en a dans l’Ardèche, dans la Lozère, dans le Pas-de-Calais, dans la Bretagne, il y en a dans certaines portions de la Savoie… La commune du Grand-Romans avait, dit le Guide Joanne de 1908, une population de 1 946 habitans. En 1915, elle en a authentiquement 2 050. Presque tous les jeunes gens sont mariés à vingt-cinq ans, tout de suite après le service militaire et d’après des choix déjà faits. L’immoralité y est aussi inconnue que l’alcoolisme. En compagnie, on boit volontiers un verre de vin, mais on ne traîne pas dans les cabarets. Pour les 2 050 habitans, je ne vois pas qu’il y en ait plus de deux… Leur vie est tout agricole, herbagère, elle tient à demeurer telle. Ceux qui sortent de la paroisse ne vont qu’à peu de distance et toujours pour pratiquer le même genre de, vie… Viendra naturellement pour les nouveaux comme pour les anciens biens la division par l’héritage, mais les mœurs ont assez bien ménagé la transition. Il n’est pas rare que le père de famille tienne à éviter ces désaccords et les frais par un partage anticipé et à l’amiable. Plus souvent toutefois, le vieux demeure patriarcalement avec la jeune famille. » Au Pays des Chasseurs alpins, par M. Henry Joly, de l’Institut, Le Mois, mars 1916. Pour montrer par des chiffres combien ces mœurs favorisent la fécondité, M. Joly a bien voulu ajouter à son article cette note manuscrite : « En 1917, on a renvoyé dans leurs foyers 40 mobilisés, en raison de leur âge ou de leurs charges de famille. La commune a pris la charge de leurs enfans. A eux quarante, ils avaient, en septembre 1917, trois cent trente-trois enfans vivans et présens. »