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Depuis le matin du 16 avril, où se « déclencha » l’offensive, que de jours se sont écoulés, dont chacun, nécessairement, a été marqué par des sacrifices obscurs et sans avantage immédiat! Peu à peu, par petites sommes, qui ne pèsent leur vrai poids qu’au total, nous avons payé, à l’avance, le grand profit que nous réalisons. Qui sait si, dès le printemps, plus de confiance en nous et de persévérance ne nous aurait pas conduits plus vite au même point, et nous aurait coûté plus cher ? Il ne s’agit ni de récriminer, ni d’opposer les méthodes aux méthodes, encore bien moins les hommes aux hommes, ce qui serait tout ensemble absurde et dangereux. Comme on l’a fait remarquer, il y a un temps pour les Scipion, et un temps pour les Fabius : il y a même des momens où il faut que Scipion s’apaise en Fabius, ou que Fabius s’anime en Scipion. Si l’on veut que le destin ne change pas, il faut savoir changer avec les temps et les choses, mais c’est la raison, l’expérience, le coup d’œil, qui doivent en être juges, non l’impression ou le caprice ; cela ne peut être une affaire de nerfs. Sur la manière dont fut arrêtée cette offensive du 16 avril qui contenait tant de promesses, et sur les motifs pour lesquels elle le fut, il reste à établir une responsabilité, au moins morale et historique. Ce n’est pas, encore une fois, par une fureur impie de critiquer et de condamner, mais par besoin et par devoir de dégager la leçon nécessaire.

L’erreur, dans un tel cas, eût pu être désastreuse, c’est-à-dire proprement génératrice de désastres. On n’en saurait exagérer le dommage, direct et indirect. Directement, il y a l’inévitable usure des corps et des âmes, qui, pour être, en des corps endurcis, des âmes héroïques, n’en demeurent pas moins, au bout de trois ans passés de guerre, des âmes et des corps de commune humanité. Si bien que la perte ne se borne pas à ce qui se compte, et qui déjà ne compte que trop : tués, blessés ou disparus ; mais qu’il y a, en outre, le déchet des invisibles, des impondérables, si puissans en réalité, qui échappent aux statistiques. Indirectement, notre attaque largement conçue, franchement poussée, avait permis à Kerensky, à Broussiloff, à Korniloff, de rallumer la flamme vacillante, et presque éteinte, de l’armée russe. Elle est retombée dès qu’en forgeant et répandant nous-mêmes la légende de notre échec, nous avons fourni, à ceux qui guettent, contre nous, ou simplement contre la continuation de la guerre; toutes les occasions, un prétexte de dire : «A quoi bon ? Voyez les Français. Leurs tentatives, n’aboutissent à rien. » Si la flamme, mieux alimentée, s’était élevée et élargie, peut-être