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les quatre lieues à franchir a toute occasion ; c’est d’être à Maisons, « l’éternel Maisons. » Ses amis s’entremettent pour le lui faire vendre, surtout Mme Soult, qui est de tout et qui prend constamment parti pour les Saint-Cyr : il faut les défendre, car ils ont le vent en poupe et ils ont bien marié leur fille. Mme Soult, qui vient déjeuner le 16, amène une « Mme Gautier, épouse d’un adjudant-commandant qui est employé à l’Armée de Boulogne, lequel est pressé par le maréchal Murat de faire une acquisition près Paris[1]. » Il se présente aussi M. Haller, ancien banquier. Est-ce le Haller de l’armée d’Italie ? « Cela paraît lui convenir, mais plus ils ont d’argent, plus ils marchandent. » Deux ou trois autres personnes doivent venir voir. Toujours pas de nomination. « La Cour est absente de Paris, aussi dit-on qu’il est désert, ce qui fait que je me repose ici tout tranquillement. »

Enfin, sans que le décret ait paru, la princesse forme sa maison, — au moins à l’essai, — et c’est de Neuilly où elle est installée que, le 25 thermidor (dimanche 12 août), Mme Saint-Cyr écrit : « Tu ne seras pas étonnée, ma bien chère petite fille, de voir ma lettre datée de ce pays, puisque tu savais que je devais recevoir une lettre qui devait m’y appeler. C’est ce qui m’arriva jeudi au soir, au moment où je montais en voiture pour me rendre à Paris. C’est ce que j’effectuai le vendredi. Je vins ici faire une visite, on m’engagea à rester ce même jour. Je refusai, parce que l’invitation ne portait que pour le dimanche. Je fus aussi, ce même vendredi, faire ma visite à Mme Louis, de qui je n’avais pas encore été reçue. Je la trouvai cette fois, toujours la même, aussi affable, bonne. Elle ne cessa pendant très longtemps de parler de toi, combien tu avais dû avoir de chagrin[2], etc. Elle se rappela avec plaisir qu’elle avait dansé à ta noce. Survint là Mme Campan qui me demanda de tes nouvelles et si tu n’avais pas reçu des Dialogues qu’elle t’avait envoyés[3]. Je l’assurai bien que rien de semblable ne t’avait été remis. Elle a engraissé beaucoup et est toujours la même[4]. Je sais

  1. Il s’agit vraisemblablement de Gautier (Nicolas-Hyacinthe) ne à Loudéae le 5 mai 1774, mort à Vienne en 1809, qui avait épousé Maria-Magdalena de Robertî-Vîttori.
  2. De la mort de son premier enfant.
  3. Conversations d’une mère avec sa fille, en anglais et en français, dédiées à Mme Louis Bonaparte, Paris, an XII, in-8.
  4. Il s’est trouvé, mêlées aux lettres que Constance avait conservées de sa mère et de son beau-père, quelques lettres de Mme Campan, à laquelle on a voulu faire une réputation d’écrivain et dont il se peut fort bien que les ouvrages publiés aient été pour le moins fortement retouchés, si l’on juge par une de ces lettres. Je conserve l’orthographe de la prétentieuse institutrice. Elle écrit, après l’accouchement de Mme Charpentier, le 14 prairial (3 juin) :
    « J’ai su par votre cher beau-père, ma bien aimable Constance, que vous étiez mère et nourisse ; en vérité, ces deux qualités sont bien raprochées du titre de pensionnaire bleue et du danger de la table de bois que votre prudence et votre sagesse vous fesaient cependant éviter malgré vos jeunes années. Recevez mon sincère compliment sur votre nouveau titre, sur votre nouveau bonheur. Vous éprouvez le sentiment le plus doux qui existe, il est souvent accompagné de tourmens et toujours d’une inquiétude qui tient à la tendresse. Vos parens l’ont ressentie pour vous. Chacun a son tour, mais bonne maman va l’avoir pour deux et voilà sa sensibilité doublement employée.
    « Mme Ney a deux gros garçons, l’un blond, l’autre brun ; l’un, c’est l’aîné, est le général lui-même ; l’autre, c’est Eglé. Chacun est satisfait, vous arriverez au même lot. Il fait chaud ici comme en Italie, et cela depuis deux jours. Jamais récolte n’a tant promis en France, bled, vins, pommes, tout sera abbondant. Non les abbricots ni les pêches, mais ce sont jouissances passagères dont je ne fais aucun cas. Ce qui m’enchante, c’est cette multiplicité de tonneaux de vins de Bordeaux, de Bourgogne, ces milliers de bouteilles de Champagne dont les bouchons partant avec éclat se mêlent à la gaieté des repas françois et semblent narguer notre implacable ennemie, qui, dans toute l’étendue de son isle couverte d’atteliers, de métiers, ne peut trouver à cueillir une seule grappe de raisin et dont les habitans n’en aiment pas moins à terminer leurs repas en vidant les flacons remplis par les productions de notre heureuse terre.
    « Voilà presque de la politique, mais j’espère ne l’avoir pas rendue imposante ; je ne veux jamais l’être en rien pour une élève que j’aime tendrement. Mille complimens au général et sincère amitié à votre bien aimable maman. Adieu, ma chère Constance, je vous embrasse bien tendrement et suis pour la vie,
    « Votre sincère et affectionnée amie et institutrice,
    « GENET CAMPAN. »
    14 prairial de l’an XII.