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escadre impériale, que des informations autorisées se plaisent à peindre « colossale, » — dix dreadnoughts, dix croiseurs, un essaim de torpilleurs, plus de cinquante, — a jeté des troupes dans les îles d’Ösel et de Dagö, qui ferment du côté du Nord le golfe de Riga, en achevant d’un coup précipité la conquête, ainsi que celle de l’île jumelle de Moon, l’élargissant ensuite et en quelque sorte l’éclairant par la prise de deux autres petites îles, deux îlots, deux écueils à bâtir des phares, Abro, toute proche, Rounö, au milieu du golfe.

Voilà, pour le moment, ce que les Allemands ont fait ; mais ce n’est pas le plus important ; le plus important est ce qu’ils vont faire. Pour le moment, ils viennent d’acquérir une base dans le golfe de Riga ; à quelle fin, et vers quel objectif ? Un coup d’œil promené sur la carte fait immédiatement apparaître, sur les rivages de l’Esthonie, par-delà l’île Worms, qui flanque Dagö à l’Est, Hapsal, et, en remontant, Port-Baltique, puis Revel, trois têtes de lignes, et puis, au fond, mais tout là-bas, à trois cents kilomètres, Pétrograd. Entre les deux, entre la base et l’objectif, si décidément Hindenburg, obstiné dans son unique idée, n’a jamais détaché son regard de Pétrograd, de multiples et sérieux obstacles, la nature, le sol, le climat, la saison. Difficultés connues, auxquelles s’adjoignent deux inconnues : la capacité actuelle d’effort des Allemands, à court, sinon à bout d’effectifs, mais c’est la moindre; et, — c’est la principale, — la capacité de défense de la Russie dissoute par l’anarchie, liquéfiée par la trahison.

Divers indices permettent de supposer que l’armée et la marine russes commencent, — il en est temps, — à sentir l’effroyable, et, sans elles, l’irrémédiable danger; qu’elles n’abandonneront pas la patrie à l’heure suprême, à la dernière minute où, par elles, elle puisse être sauvée ou perdue. Les garnisons de l’île d’Ösel paraissent s’être battues courageusement, et, dans le Soëla-Sund, entre Ösel et Dagö, les navires russes, quoique inférieurs en nombre et en puissance à l’escadre allemande, lui auraient barré la route, infligé des pertes sensibles, l’auraient obligée à se retirer. Kerensky, — que pouvait-il faire ? — a adressé un appel à la flotte. Cri émouvant, que renforce l’adjuration du Bureau des Soviets lui-même. Et sans doute on a tort de demander ce que le gouvernement pourrait faire : il devrait commander, mais qu’est-ce que le commandement sans l’obéissance ? Les mœurs révolutionnaires, en général, ne s’y prêtent pas, et le tempérament russe, ployé séculairement par le despotisme à la servitude, se dérobe à l’un et à l’autre, aussi incapable de commander que d’obéir dans la liberté. Tout le monde en Russie voit l’anarchie, et tout le monde,