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nous. Ils ont été fiers de partir, comme nous en avons été fiers pour eux. Dès le début, malheureusement, l’un d’eux, notre cadet, est tombé à la bataille de la Marne, et j’en ai éprouvé tant de chagrin que mon mari me l’a reproché. Il me disait : « Ne sois pas aussi triste… C’est un honneur pour notre enfant d’être mort comme il est mort… » Et puis, peu de temps après, nous en avons eu un second tué, et mon mari m’a dit encore : « Ne pleure pas tant, il faut montrer du courage ! » Ensuite, seulement, nous en avons eu un troisième si gravement blessé qu’il a été comme perdu… C’était trop, et mon mari, alors, en est tombé tout d’un coup. Il restait des journées devant la cheminée, sans rien dire, à regarder les cendres. Un jour, il s’est couché, et il est mort sans maladie… Ainsi, monsieur, j’ai déjà perdu deux enfans, même trois, j’ai perdu aussi mon mari, et il ne me reste plus qu’un fils, mon aîné, qui est sergent et se bat à Verdun. Eh bien ! monsieur, j’ai lu dans un journal que lorsque des parens avaient eu deux fils tués à l’ennemi et qu’ils en avaient encore un au feu, ils pouvaient demander que celui-là soit mis un peu à l’arrière, et je suis venue pour vous prier de me dire comment il faut faire ma demande… De ces hommes-là, voyez-vous, il faut tacher d’en conserver la race !…

M. Delahaye rédigeait la demande de la mère, et les larmes, lorsqu’il la lui lisait, coulaient sur la figure immobile et ridée de la veuve… Puis, elle gardait le silence, comme si quelque chose l’avait tout à coup gênée, et disait, en effet, après avoir hésité :

— Mon Dieu, monsieur, je réfléchis que mon fils ne connaît pas ma démarche… Il serait peut-être mécontent, s’il lisait la lettre comme elle est là… Et, cependant, je voudrais qu’il vive… Alors, monsieur, pourriez-vous mettre que je demande bien toujours de le retirer de Verdun, mais seulement lorsque la bataille sera finie !…

Dans nos villes et nos villages, combien d’humbles familles auront ainsi donné jusqu’à la dernière goutte de leur sang ! Elles sont légion, elles ont sauvé la France, et l’historien ne saura jamais leurs noms… Mais il en est aussi d’illustres ou de connues, et qui peuvent dire comme les obscures : « J’ai donné cinq, six, huit, dix de mes enfans à la Patrie ! » Celles-là non plus ne sont pas rares, et la première à citer sera celle des Castelnau, du vainqueur de Lorraine et de ses cinq fils.