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femme restée à Grenoble avec sa fille Constance, il écrivait des lettres orgueilleuses, où il attestait son dévouement à la République, les services qu’il lui avait rendus et sa gloire : « Fier de la pureté de mes principes et, j’ose le dire, de mes actions civiques, j’attends sans crainte, disait-il, le résultat des mesures du gouvernement. » Mais, comme il savait quel serait probablement ce résultat, car on était aux grandes fournées, il insistait pour assurer le sort de sa femme et de sa fille. Il les aimait ; d’une façon déclamatoire et emphatique, mais avec une sincérité qui n’est point sans attendrir. « Tu veux, chère maman, écrivait-il, que j’écrive à notre Constance ; tu sens bien que c’est m’inviter à une fête bien douce. Je dois cependant te dire mon secret : je désire que l’objet le plus cher, le plus sacré au cœur de notre fille, soit sa gentille et tendre maman dont elle a reçu le jour en déchirant si cruellement le sein, et moi, bonne amie, qui te rendis mère dans un âge où peut-être j’aurais dû ménager ta délicate constitution, puis-je assez t’aimer ? Non, mon Armande, crois que tout ce que l’âme humaine a perçu de tendres sentimens, la mienne en est pénétrée pour toi. Aime ton ami, ton mari, à jamais ton amant, et il ne sera jamais malheureux, même dans les fers. »

Cet amour, il le prouvait en faisant ses comptes, en récapitulant son actif et son passif, en recherchant ses dettes, en constatant que sa fortune personnelle était si fortement atteinte qu’il n’en restait à peu près rien. « Je sors des affaires publiques, disait-il non sans orgueil, avec une fortune délabrée, tandis que tant de gens s’y enrichissent. » Il reste les biens de Mme Dubayet ; il veut les lui conserver par_un divorce de forme qui la mettra, ainsi que Constance, à l’abri de toute recherche. C’est alors une procédure si commune qu’elle en est devenue suspecte. Les femmes d’émigrés divorcent en masse, avec esprit de retour peut-être ; mais combien, lasses d’espérer dans l’avenir, chercheront une consolation dans le présent ! Dans les prisons, l’on est moins pressé par les terribles lois et l’on espère toujours. Cette idée de derrière la mort n’apparaît guère et, d’ailleurs, comment la réaliser ? Sans s’inquiéter de ce point, pourtant essentiel, Annibal revient constamment à sa proposition : « Si un jour, bien loin peut-être, mon innocence et mes services reconnus, je recouvre la liberté pour laquelle j’ai tant combattu, alors plus tendrement empressé que jamais, je