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conservateur que fut Aristophane ne s’y était pas trompé : il reprochait à Euripide de mépriser les dieux et de faire des pièces toutes pleines de ficelles. Ainsi la tragédie, déchue de son prestige ancien, devenait une sorte de drame bourgeois. C’est le cas pour Andromaque.

La première partie de la pièce nous emplit les oreilles du bruit d’une querelle domestique : dans le palais de Néoptolème, fils d’Achille, deux femmes se disputent, dont l’une, Hermione, est l’épouse, et l’autre est la maîtresse légitime. Car c’est bien la nuance qui définit la situation d’Andromaque. Pour nous représenter justement l’Andromaque grecque, il nous faut cesser de l’apercevoir à travers l’image idéalisée que la sensibilité virgilienne indiquera à la sensibilité et à l’art de Racine. Celle-ci n’est pas la veuve inconsolable qui s’est gardée à la mémoire du mort : c’est la captive qui subit la force des choses et accepte son destin. Certes elle pleure toujours Hector, et c’est malgré elle qu’elle est entrée dans la couche du vainqueur. Mais elle est d’une religion fataliste, elle sait qu’il y a une loi de la guerre et qu’on ne peut s’y soustraire. Néoptolème a pour lui le droit, et il n’en abuse pas ; il fait mieux que de bien traiter sa captive : visiblement, il l’aime, et Andromaque ne le hait point. Andromaque n’est pas davantage la mère au cœur haut placé, qui chérit en son fils le souvenir d’un père glorieux et l’espoir d’une race illustre. Ce fils s’appelle Molossos, il ne s’appelle pas Astyanax ; il a pour père Néoptolème, et non pas Hector. Pour ce fils qu’elle a enfanté dans l’esclavage, Andromaque sent ses entrailles s’émouvoir uniquement parce qu’il est la chair de sa chair. Plus encore que l’amour, c’est l’instinct maternel qui lui fait pousser ce cri, que nous connaissons bien, pour l’avoir entendu clamer par Marie Laurent sur toutes les scènes du boulevard : « Mon enfant ! Rendez-moi mon enfant ! » Il reste que cet enfant est un lien entre sa mère et Néoptolème. En somme, les choses n’allaient pas mal dans le ménage irrégulier du héros grec, quand le malheur a voulu que celui-ci se mariât. L’arrivée d’Hermione dans la maison a tout gâté.

Cette Hermione, qui ne se résigne pas au partage et n’admet pas la présence de l’ancienne maîtresse sous le toit conjugal, il semble, quand on y songe, qu’elle soit assez fondée à se plaindre. Elle souffre dans sa dignité de femme continûment et publiquement outragée. Mais dans tous les temps et sur tous les théâtres, c’est à la maîtresse légitime que vont les sympathies, — quand ce n’est pas à la maîtresse tout simplement. Euripide a fait d’Hermione une atroce mégère. Cela n’est pas pour nous surprendre, puisqu’elle