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dans un trou d’obus ; nos alliés devaient tenter un coup de main la nuit suivante pour le délivrer…

Vain espoir !

Hélas ! nous n’ignorions pas que son tour viendrait à lui aussi. Depuis sa quarante-cinquième victoire, chacun tremblait davantage pour lui : il avait atteint un maximum que nul n’a dépassé sans périr ! Lui-même, le premier jour de notre rencontre, avait ajouté avec un singulier sourire cette parole que d’abord je n’avais pas osé rapporter : « Oh ! moi, je ne finirai pas la guerre, je sais bien que je serai tué avant ! »

Cette pensée, loin de l’arrêter, semblait exaspérer son courage jusqu’à la témérité, décupler son incroyable activité. Après deux ans d’un métier auquel beaucoup ne résistent pas plus de quelques mois, parvenu au faite de la gloire et des honneurs, il n’avait plus rien à attendre. Beaucoup lui conseillaient de se retirer à l’arrière, où ses connaissances techniques et tactiques eussent été si utiles. Mais Guynemer était trop ardemment patriote pour reconnaître jamais qu’il eût « droit au repos. » De tels exemples marquent dans l’histoire d’un peuple et dans la formation des générations de l’avenir ! Il a été le martyr de son apostolat.

Il s’en est allé comme chacun de nous, dans sa périlleuse carrière, rêve de partir : en pleine apothéose, en plein ciel, en plein combat ! Jusque dans le mystère tragique dont s’entourèrent ses derniers instans, la gloire dont il était l’enfant chéri fut magnanime envers lui et l’emporta sur ses ailes. Les mers du ciel, étrangement fascinantes, qui l’avaient si souvent bercé, ont déroulé sur lui leurs impénétrables vagues de brumes, comme pour dérober à la terre l’enfant qui leur appartenait !

Voilà huit jours déjà, au cours d’une patrouille, nous cheminâmes quelques minutes de compagnie à travers les solitudes célestes… Avant-hier, je lui serrai la main pour la dernière fois, à la sortie de la messe. Son visage avait cette même expression décidée que nous aimions. Il me sembla seulement que ses étranges yeux noirs avaient perdu un peu de cette lueur fulgurante qui m’avait tant frappé lorsque nous fîmes connaissance… Depuis trois ans, j’ai vu tant de regards d’acier s’émousser lentement quand l’heure approche !…

R. de la F.