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Duveyrier, mon collaborateur. L’année dernière, Roqueplan et Deligny, qui vous raconteront les détails, me demandèrent un opéra pour Verdi. Je proposai à celui-ci le Duc d’Albe, dont je racontai toute l’histoire. Quoique vieux, l’ouvrage lui plut ; il daigna même me dire qu’il était comme le bon vin et qu’il avait gagné en bouteille. Seulement le lieu de la scène lui déplut : les Flandres ne lui paraissaient pas musicales. Je lui dis de choisir l’endroit où l’affaire devait se passer. Il me désigna Naples : cela aurait trop ressemblé à la Muette de Portici. Il me demanda la Sicile, et nous primes les Vêpres qui s’offraient tout naturellement. Tout le bagage du Duc d’Albe fut donc transporté à Palerme. C’est la même action, la même intrigue, les mêmes personnages, et de plus mon même collaborateur, Charles Duveyrier. Il n’y a de changé que la couleur locale. Nous avions cru bien faire, nous avons eu tort, car Verdi a appris dernièrement à son grand désespoir que l’ouvrage, à cause de son titre, ne serait pas joué en Italie, qu’il y serait défendu sur tous les théâtres. Il m’a demandé ce qu’il fallait faire. Je lui ai proposé alors un troisième déménagement que je lui aurais conseillé bien plus tôt, si j’avais pu soupçonner que cela vous fut le moins du monde agréable. Le duc d’Albe, qui était devenu à Paris Charles de Montfort, est devenu en Italie Vasconcellos. Le bagage du duc d’Albe a été transporté à Lisbonne ; Procida est devenu Pinto, et la conspiration est devenue celle du duc de Bragance contre les Espagnols. Et si j’y avais pensé d’abord, je l’aurais préféré de beaucoup : d’abord parce que cela m’eût causé beaucoup moins de changement ; ensuite parce que les costumes portugais et espagnols eussent été bien meilleurs pour l’Opéra que les costumes du temps de Charles d’Anjou, frère de saint Louis.

En voilà bien long, mon cher confrère, mais j’avais moins peur de vous ennuyer que de ne pas me justifier complètement à vos yeux, tant je tiens avant tout à votre estime et à votre amitié.

EUG. SCRIBE.


Il fut fait comme il est dit : après avoir fui les Flandres pour la Sicile, le livret mis en musique par Verdi dut encore changer de climat et de décor, gagner les bords du Tage et faire en sorte qu’on ne le reconnût pas, sous ces modifications successives. Voici, d’après Scribe lui-même, comment il s’y prit pour obtenir ce résultat.