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donne aussi beaucoup, généreusement, pour des œuvres de guerre. La prodigalité de la Norvège est sympathique, parce qu’elle est juvénile. Elle n’en constitue pas moins un danger pour ce jeune peuple, et quelques-uns déjà s’en inquiètent, se souvenant du mot de Jean-Jacques : « On a de tout avec de l’argent, hormis des mœurs et des citoyens. » Mais cet afflux inespéré de ressources matérielles accroît aussi grandement l’élan de l’activité norvégienne, en même temps qu’il excite les intellectuels de la nation à se donner le seul luxe qui ne trompe pas, celui du savoir, celui de l’art, celui de la pensée, de la civilisation « classique » enfin, humaine, et non pas seulement Scandinave. Le modèle en est fourni par la France. Par-là encore, la Norvège vient à la France, tout naturellement.

Mais la France ne va pas assez à elle. Ici, nous recommençons l’expérience faite déjà en Hollande, avec des nuances toutefois. Tandis que la Hollande a besoin de la France pour se dégager de l’emprise allemande, chaque jour plus menaçante pour sa personne morale, la Norvège, elle, n’a nullement besoin de la France pour vivre sa vie norvégienne. Elle la vit très bien sans nous, et même sans personne. Ce qu’elle reçoit d’Allemagne par ses universités (pas encore très nombreuses, ni très influentes) ne la germanise pas. Ce qu’elle reçoit d’Angleterre par ses bateaux de commerce ne la rend pas plus britannisante, et peut-être au contraire. Peu assimilable, d’ailleurs défendue par son rempart de mers et de frimas, elle n’a guère à redouter de ne pas être elle-même. Mais elle aspire à une culture littéraire, artistique, scientifique, qui embellisse sa jeune force et qui couronne de grâce ses récentes ambitions. La fortune littéraire d’un Ibsen, d’un Björnson, en Europe et dans le monde entier, l’encourage à voir plus loin que ses bateaux de pêche, que l’exportation de ses pyrites et l’exploitation de ses « forces motrices, » qui sont d’ailleurs d’un avenir incalculable. Née brusquement à l’industrie hier, et son développement procédant par bonds depuis la guerre, elle recherche la France surtout comme l’Athènes moderne, pour achever, pour perfectionner son éducation intellectuelle. Car elle sent bien que ce qui lui manque en fait de culture, ni l’Allemagne, ni l’Angleterre ne le lui donneront. Ainsi, les principes de la politique, et les clairs enseignemens de l’Histoire, venus de France, peuvent, doivent se continuer logiquement chez elle