Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 41.djvu/639

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’y songe sans relâche. Je voudrais les imaginer, les recréer exactement en esprit, et suppléer ainsi par le souvenir au vide de la sensation présente ; mais plus je m’acharne à les préciser, plus ils me fuient et s’amincissent. En vérité, je ne sais plus ; et c’est une chose navrante. Je me heurte à l’oubli comme une mouche à une vitre, et comme elle je m’acharne, monte, m’écarte et m’élance vainement. Je ne sais plus…

Tout se conjure pour exaspérer mon regret. J’ai retrouvé hier deux petits flacons que je conservais depuis des années, bien qu’ils fussent vides, car ils gardaient trace des parfums jadis contenus. J’aimais à les respirer de temps à autre, puisque, à la seconde, ils évoquaient en mon esprit des images jadis précieuses. Je n’ai pu discerner leur odeur ; elle est restée morte pour moi, comme celle des fleurs, aux couleurs déjà éteintes, comme celle de la mer qui, elle aussi, me hante, comme d’autres encore indicibles…

Ma recherche impuissante, si douloureuse en soi, est par ailleurs lourde de menaces. Je me demande : « Une sensation qui n’est plus nourrie s’atrophie-t-elle, jusqu’à disparaître ? Si ma vue déjà déclinante s’évanouissait entièrement, deviendrais-je à la longue incapable de me souvenir des couleurs, comme je suis incapable d’imaginer les parfums ? » J’accepte la disparition du goût, ce petit supplice renouvelé le long du jour ; je consens à ce que tout ce que je bois et mange soit fade et ne se différencie que par le tact ; mais je ne m’habituerai jamais à la perte de l’odorat, à l’atténuation de la vue, puisque les sensations passées s’estompent. En respirant le sol mouillé par l’averse, un seul souvenir se reflète en moi, le souvenir d’une joie qui m’est désormais interdite et me devient inexplicable.


LE TRIOMPHE DU SON

Les impressions terribles que voilà ! — Elles vous investissent, vous étreignent, vous étouffent. J’ai la sensation que je manque d’air parce que de hauts obstacles sont entassés entre le monde extérieur et moi. Je me sens enfermé en moi-même par la rupture de trois des cinq sens qui me rendaient compte de l’univers, et m’en trouve diminué, comprimé comme un corps à l’intérieur duquel on ferait le vide. Une angoisse me serre le cœur devant le rétrécissement de ma vie murée ; la