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dames, devant les chevaliers au simple cœur, disaient les hauts faits des paladins et leur mort pieuse. Ainsi Taillefer « qui moult bien cantoit » et qui, devant le duc, allait chantant :


…De Charlemagne et de Roland
Et d’Olivier et des vassaux
Qui moururent à Roncevaux…


Cette poésie serbe, devinée ou plutôt sentie à travers la traduction naïve qu’on a remise à chaque invité, n’a-t-elle pas le mouvement, l’allure et presque la forme de notre Chanson de Roland ? Ce n’est pas un exercice de littérature, l’œuvre académique, conçue dans la paix des bibliothèques, par un érudit amoureux du passé ; c’est un fragment d’une épopée nationale qui se compose, jour par jour, strophe par strophe, depuis Karageorge et Sindjélitch. Chaque mot est riche de sève, rouge de sang ; chaque image a ses couleurs primitives ; chaque corde vibre, avec sa neuve et pleine sonorité ; rien n’est fané, rien n’est usé ; l’émotion n’est pas rétrospective ; elle sort des douleurs et des gloires vivantes. Bruit des armes, hourras, choc des cavaliers, tonnerre des explosions, ce n’est pas, pour ceux qui sont assis à cette table, un écho des temps héroïques ; c’est la musique terriblement connue et familière, d’hier et de demain. Et je songe à l’époque future où la grande guerre prendra la beauté de la légende, où, dans une autre fête, en Serbie, un autre poète chantera pour les arrière-petits-fils des soldats martyrs, la suite de l’épopée, — l’histoire du vieux roi qui fuit dans la neige avec son peuple, vers la mer libératrice, le salut apporté par les Français sur leurs vaisseaux, et la résurrection de la Serbie.


MARCELLE TINAYRE.