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suppliantes, affectueuses et crasseuses. Une grand’mère, atteinte d’une espèce de gale, voulut même me caresser la joue… Le colonel intervint ; le pope se fâcha, et les bonnes femmes se contentèrent alors de toucher ma robe et mon chapeau, d’admirer mes bagues, et de me demander combien j’avais d’enfans.

Le pope n’était pas moins curieux. Comme les femmes, très excitées, parlaient toutes à la fois, il leur imposa silence et tenta d’interroger le colonel pour son compte particulier. Il savait tout juste quinze ou vingt mots français, et le colonel baragouinait un fantastique patois gréco-serbo-bulgare.

Le pope voulait savoir ce qu’était la dame française. Il supposait que c’était peut-être la femme du colonel. On essaya de lui expliquer comment j’étais venue en Macédoine et jusqu’à Dr…, « pour voir les malheureux, pour secourir les enfans, et leur apporter des gâteaux, du chocolat… » Le mot de « chocolat » suscita un vif enthousiasme, et le pope résuma ainsi l’opinion de ses paroissiennes :

« C’est la femme de France qui a le plus d’argent !… »

Et cette affirmation, — combien fausse ! — me valut la considération générale.


Le dîner était servi dans une chambre blanchie à la chaux, tout égayée de fleurs et de feuillage. Le luminaire n’était pas éblouissant et la nappe n’était pas très fine. L’argenterie et les cristaux précieux ne la couvraient pas. Mais fiez-vous à des Français pour embellir de grâce et d’esprit le plus humble décor. La chère était délicieuse, les convives animés de gaité sympathique, et l’étrangeté même du lieu, du temps, de la situation, nous divertissait tous. La présence du colonel ne gênait pas ses subordonnés qui conciliaient à merveille le respect dû aux galons et l’amitié inspirée par l’homme. Ce chef, énergique et bon, savait être comme un jeune père ou un frère aîné. On sentait qu’il encourageait ses officiers à la confiance, sans que son autorité en fût affaiblie, et qu’il favorisait cette gaîté souvent puérile en apparence, qui est le meilleur remède au cafard. Il voulut que chacun montrât ses talens. « Je m’enorgueillis, disait-il, de posséder quelques artistes dans mon régiment, et parmi mes officiers, deux poètes ! Vous voyez que nous ne sommes pas encore des soudards abrutis, et que, dans notre