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avec son œil endormi ? A quoi pense l’artisan en faisant machinalement son petit métier ancien ? Peu de choses probablement, car c’est le lot de la plupart des hommes de ne penser à rien. Ceux qui croient les connaître prétendent qu’ils poursuivent, au fond de leurs petits placards, une vague rêverie sensuelle indéfiniment ressassée, où ils trouvent tout ensemble leur bonheur et leur perte, leur poésie et leur abêtissement, un monotone songe charnel, qui flotte dans la lumière du kif, et que berce le petit serin prisonnier dans sa cage ou les notes grêles de la guitare d’un nègre — pauvre musique, en vérité, tout juste suffisante pour soutenir cette mince pensée dans son immobilité.

Mais est-il prudent d’accorder à ce jugement si sommaire plus de crédit qu’aux dires des femmes sur les beautés indigènes ?… Cinq fois par jour, l’appel de la prière vient chercher ces pensées charnelles dans leurs petits placards, les emporte à la mosquée, les tient debout ou les prosterne sur le tapis de prière. Dans cette rue bruyante et brûlante, cette mosquée, ces voûtes, ces arcades ombreuses, c’est le plus beau jardin, un jardin de pierre sans saisons. Qu’il serait bon de tremper ses pieds nus dans la fontaine de la cour, de marcher sur ces nattes fraîches ! On voudrait être pour une heure musulman. De la religion, ces délices ? De la volupté plutôt, du repos, de la rêverie dans la musique de la prière et des belles phrases cadencées. Depuis le seuil, sous les veilleuses, l’œil s’en va jusqu’au Mihrab tout brillant de mosaïque au milieu des blancheurs nues. Devant la muraille sacrée, un long burnous fait la prière, chante sur un mode uni un grand air de plain-chant qui fait de ce Bédouin le frère d’un moine de Cîteaux, de Ligugé ou de Solesmes. Alignés derrière lui, en longues files régulières, d’autres burnous répondent, s’inclinent, s’agenouillent, frappent leur front contre la terre, se relèvent, chantent, psalmodient, jamais lassés, semble-t-il, de leur sainte gymnastique. Ces fidèles, debout devant Dieu, acharnés à la prière, ou qui viennent s’étendre et dormir dans l’ombre des piliers, sont-ils les mêmes hommes qui, dans leurs petites armoires, poursuivent de vagues songes sensuels ? De quelle façon, dans leurs esprits, s’associent le rêve mystique et le rêve voluptueux ? Sur ce limon de prière ne pousse-t-il que la fleur aride d’un désir toujours renaissant ? Comment comprendre la phrase du