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Est-ce mon imagination ou mes yeux qui voient dans cet endroit un des beaux lieux du monde ? Pareil aux grands oiseaux, mon regard se pose tour à tour, sans jamais se lasser, sur toutes ces beautés dispersées. Mais, comme eux, il revient toujours à la sortie du fleuve sur le haut promontoire qui dresse au-dessus de Rabat une puissante masse en trois couleurs, de blanc, de vert et de feu. C’est à lui seul un paysage qui saisit l’âme tout entière, un paysage ardent et laiteux, brûlant et frais à la fois, tel qu’on pensait n’en pouvoir rencontrer que sur les toiles d’un Lorrain ou dans les grandes folies d’un Turner. Du coup pâlissent dans la mémoire les souvenirs, si romanesques pourtant, de ces comptoirs fortifiés que Venise en ses jours de gloire a semés dans l’Adriatique, de Trieste à Durazzo. Tous les peuples divers, venus ici pour une heure ou pour des siècles, Carthaginois, Romains, Arabes, Berbères ou Portugais, ont bâti sur ce rocher. Il y a là-haut un amoncellement prodigieux de murs rouges qui plongent à pic dans la mer ou s’appuient sur la falaise, les uns délités et ruineux, les autres surprenans de jeunesse, de force vivace ; des buissons de cactus, des touffes de roseaux, toutes les espèces de figuiers ; un amas de maisons misérables, mais éblouissantes de chaux vive, où les sultans ont installé quelques familles d’une tribu guerrière, la tribu des Oudayas, qui donne son nom au rocher ; un beau palais mauresque avec sa cour, son jet d’eau, ses jardins, où les jeunes pirates s’initiaient jadis aux secrets de la navigation ; une porte géante qui à elle seule ferait une vraie forteresse ; le mût léger d’un sémaphore ; et, au sommet de tout cela, dominant des lieues de mer et de campagnes vides, la tour carrée d’un minaret.

De près, cet étonnant décor, sous la lumière du plein midi, découvre bien un peu sa misère. Le temps, les hommes, les vents du large ont attaqué cet appareil guerrier, détruit en mainte et mainte place la robuste perfection des choses. Les blanches maisons accrochées aux éboulis des murailles ne cherchent même pas à cacher ce qui s’entasse, dans leurs cours, de femmes en haillons, de misère, d’enfans charmans, mais sordides ; les verdures, qu’aucune pluie n’a lavées depuis longtemps, sentent un peu la soif et la poussière, en dépit de l’humidité marine ; des détritus de toutes sortes descendent à la mer en longues traînées noirâtres au milieu des pierres